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Inland Empire (2006)Elephant man (1980)

Saga Clint Eastwood

Eraserhead (1977)


 ERASERHEAD
(ERASERHEAD)

classe 4

Résumé :

Henry est prisonnier de son quotidien, de sa chambre trop étroite, de sa compagne Mary, et de leur bébé monstrueux. Un espoir, pourtant : une chanteuse de music-hall cachée dans son radiateur.

unechance 7

Critique :

En 1977, sort dans quelques petites salles indépendantes américaines un obscur premier film, d’un dénommé David Lynch : Eraserhead. Le film a été réalisé avec le soutien de l’école de l’American Film Institute. Avec un budget d’environ 100 000 dollars, notamment grâce à l’aide de ses amis, Lynch tourne ce film en cinq ans. Il en est le scénariste, réalisateur, mais aussi le producteur. Il réalise même lui-même les effets spéciaux. Et, sur tous ces points, le film est une réussite. Il bénéficiera d’un culte grandissant, ses fans arborant un badge « I saw it! » pour lui faire de la publicité, et Stanley Kubrick lui-même le montera à son équipe sur le tournage de Shining pour les mettre dans la bonne ambiance… c’est dire !

Le film, d’une durée d’1h30, est probablement le plus abstrait de la filmographie de Lynch. Le cinéaste a commencé sa vie d’artiste par la peinture (voir le très beau documentaire The Art life). C’est en imaginant ses peintures se mouvoir et émettre des sons, que Lynch est passé dans le monde du cinéma. Eraserhead contient encore cette dimension très picturale, avec une matière organique propre aux peintures de Lynch.

Le film s’ouvre sur une image d’Henry, notre héros, en surimpression d’une planète. Cette toute première image du tout premier long-métrage de Lynch suggère à la fois un film-monde et film-cerveau. Nous allons entrer dans la psyché d’un personnage, mais aussi d’un monde à part entière. Car, chez Lynch, intériorité et monde extérieur ne font qu’un, et les rêves de chacun viennent transformer le monde physique de manière surréaliste. Une sorte de Dieu semble gérer ce monde-cerveau, tirant sur des poignées comme un conducteur de locomotive.

Eraserhead doit beaucoup à un lieu, la ville de Philadelphie, où Lynch étudiait alors le cinéma. Le cinéaste raconte souvent l’atmosphère oppressante de cette ville, qui l’a marqué. Tous ses films partent d’un lieu, et de l’atmosphère de ce lieu : Eraserhead, et son film suivant Elephant man, baignent dans un univers de ville industrielle sombre, filmée en noir et blanc, et issue de l’expérience de Lynch à Philadelphie ; Blue Velvet et Twin Peaks baignent dans le souvenir des bourgades de l’enfance du cinéaste, dans le Nord des Etats-Unis ; Lost Highway, Mulholland Dr. et Inland Empire dépeignent Los Angeles, ville du rêve mais aussi des cauchemars. Dans Eraserhead, la ville est une suite de murs délabrés, d’usines et d’ateliers, de fumées, de bruits métallurgiques. On y croise, dans l’une des scènes du film, un clochard ; dans une autre, on y voit une rixe. Des petits détails qui témoignent de l’expérience réelle du réalisateur à Philadelphie, où il se sentait insécurisé.

ladoublure 3

A l’univers de la ville, vient s’accoler les décors intérieurs. Un hall d’immeuble, au sol zébré, qui évoque déjà les décors de Twin Peaks, Mulholland dr… Henry rentre chez lui, et croise sa voisine, créature hyper-sensuelle, légèrement dévêtue, et en même temps menaçante. Cette voisine sensuelle vient lui transmettre un message de la petite amie de Henry, Mary, qui l’invite à dîner chez ses parents. La thématique sous-jacente du film est lancée, celle de l’oppression sociale qui pèse sur les épaules d’Henry.

Ce dîner chez Mary offre un regard cynique sur les conventions sociales, dans une suite de saynète à la fois angoissantes et hilarantes – parfait mélange Lynchéen. Comme une coutume qui a perdu son sens, on fait remuer la salade par la grand-mère qui est amorphe, avant de lui mettre une cigarette au bec. Puis, le père fait couper le poulet au gendre, Henry. Un poulet étrange, qui se met à déverser un flot de sang et de bulles, ce qui provoque une crise chez la mère. Henry et le père restés seul, un long silence s’ensuit, silence insoutenable, que vient briser une question du père : « Alors Henry, qu’avez-vous à raconter ? ». Mais comme Henry n’a pas grand-chose à raconter, un autre silence interminable commence. Et le père, face à Henry, arbore un sourire artificiel, figé, tellement artificiel et figé qu’il en est effrayant – même sourire que les petits vieux dans Mulholland Dr. Tandis que le père sourit, la fille pleure, et le spectateur se demande bien ce qui est en train de se passer. La mère prend Henry dans un coin, et lui demande s’il a eu des rapports sexuels avec sa fille. Presque violente, elle finit par embrasser Henry sensuellement, avant que sa fille ne l’interrompe. « Il y a un bébé à l’hôpital ». « Ils ne sont pas sûr que c’est un bébé », précise Mary.

Dès lors, Henry se retrouve avec un bébé, et Mary à ses côtés, dans son petit appartement. Mais le bébé n’est pas tout à fait normal : il ressemble à un alien, ou à un animal gluant. Cet incroyable effet spécial fabriqué par Lynch nous dégoûte, nous met mal à l’aise, parfois nous terrifie, d’autres fois nous fait pitié. 

Henry est opprimé, par le décor urbain, par sa petite chambre, par les sons agressifs de son environnement, et enfin par Mary et sa famille, et par le bébé-créature. Pour échapper à cette oppression, Henry s’allonge souvent sur son lit où il contemple son radiateur. Là, de scène en scène, semble apparaître quelque chose. D’abord, ce ne sont que des bruits étranges. Puis une lumière. Enfin, il s’avère que le radiateur recèle un petit théâtre, dans lequel une chanteuse en robe blanche apparaît. Cette chanteuse, première d’une longue lignée de chanteuses des films de Lynch (Dorothy dans Blue Velvet, Julee Cruise dans Twin Peaks, Rebekah del Rio dans Mulholland dr.), arbore un sourire radieux, de star de magazine, et une petite robe blanche. Elle a, aussi, deux énormes joues qui sont comme des patates. Elle garde son sourire, même quand des filaments blancs, sortes d’étranges spermatozoïdes, tombent du plafond et qu’elle doit les éviter, tout en chantant son titre : « In Heaven ». Ces chanteuses étranges incarnent souvent dans les films de Lynch l’espoir (par leurs chansons, comme celle-ci qui parle de Paradis), mais un espoir impossible. Quand Henry parvient à rencontrer la chanteuse, il veut la toucher, mais elle émet une lumière aveuglante – comme une femme-interrupteur. Elle disparaît alors, et Henry voit alors apparaître un homme mystérieux et inquiétant, déjà aperçu au début du film comme machiniste de la Planète. Premier homme mystérieux, là encore d’une lignée à venir dans les films futurs de Lynch (Frank dans Blue Velvet, Bob dans Twin Peaks, l’homme mystérieux à la caméra dans Lost highway…).

Eraserhead montre le talent de David Lynch comme réalisateur artisanal. Même dans ses plus grosses productions, il saura garder cet aspect bricoleur, qui en fait un Méliès moderne, par son côté illusionniste, auquel il faut ajouter du surréalisme. Eraserhead recèle même de nombreux plans en animation image par image (les sortes de petits spermatozoïdes qui se déplacent). Il y a, surtout, l’effroyable bébé, qui, dans une scène effrayante, dégomme la tête d’Henry et prend sa place. La tête arrachée d’Henry baigne dans une mare de sang, jusqu’à s’y engouffrer et traverser le sol. La tête tombe du ciel sur un terrain-vague (où le clochard la regarde). La tête d’Henry est alors volée par un enfant, amenée dans un atelier, où on en extraira de la gomme pour crayon de papier !

Mais tout cela ne semble avoir été qu’un rêve, puisque Henry se retrouve sain et sauf dans son lit. Un rêve ? Les spectateurs de 1977 pouvaient y croire. Mais, chez Lynch, il n’y a jamais deux strates – là, le rêve, là, la réalité. Peut-être Henry a-t-il bel et bien rêvé, mais en se réveillant, le monde réel est tout aussi onirique, et même cauchemardesque. Le bébé est toujours là et toujours monstrueux, et, à travers le trou de la serrure, Henry voit sa voisine aux bras d’un homme affreux.

Peut-être dégoûté de ce retour à la réalité, plus cauchemardesque que son cauchemar, Henry décide de tuer son bébé. Une scène éprouvante, insoutenable, peut-être l’une des plus déstabilisantes du cinéma de Lynch. Certes, la créature n’est qu’un truquage, mais la mise en scène de cet instant parvient à nous faire ressentir l’horreur d’un père qui tue de ses propres mains son enfant. Et, tandis que l’horreur grandit, l’ampoule de la lampe de chevet grésille jusqu’à éclater, venant créer sur le visage terrifié du père une lumière stroboscopique. L’effet stroboscopique deviendra la marque de fabrique de Lynch, dans les instants de terreur les plus purs (dans le dernier épisode de Twin Peaks par exemple). Face au regard halluciné d’Henry, le bébé devient alors gigantesque. Son énorme tête apparaît dans la pénombre, se déplace, avant de s’approcher de nous. On pourrait y voir une immense culpabilité, trop grande, écrasante pour Henry – mais bien sûr, on peut surtout y voir ce qu’on veut ! On retrouve alors le machiniste vu au début du film, qui tire sur la poignée pour arrêter le désastre. Des étincelles jaillissent, et dans ce dernier instant fou du film, une lumière éclatante envahie l’écran. Dans cette lumière, Henry et la chanteuse du radiateur sont réunis. En 1h30, nous avons voyagé dans le monde d’Henry, et dans celui de David Lynch, déjà incroyablement cohérent dans toute sa folie, posant tous les motifs de son cinéma surréaliste dès son premier long-métrage. 

Anecdotes :

  • Catherine Coulson est l’assistante réalisation du film. Elle sera plus connue dans le rôle de la Dame à la Bûche dans Twin Peaks.

  • Parmi les soutiens financiers du film, l’actrice Sissy Spacek est remerciée à la fin du générique.

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Eraserhead (1977)Dune (1984)

Saga David Lynch

Elephant man (1980)


 ELEPHANT MAN
(THE ELEPHANT MAN)

classe 4

Résumé :

A la fin du XIXème siècle en Angleterre, l’histoire vraie de John Merrick, atteint de nombreuses difformités, d’abord voué à être monstre de foire, avant sa rencontre avec le Docteur Frederick Treves.

unechance 7

Critique :

Après son premier long-métrage Eraserhead réalisé dans des conditions d’indépendance totale, David Lynch se voit proposer la réalisation d’un projet ambitieux d’après l’histoire vraie de John Merrick, « l’homme éléphant » qui fascina l’Angleterre de la fin du XIXème siècle. C’est grâce à sa rencontre avec Stuart Cornfeld, producteur exécutif et assistant de Mel Brooks, puis à sa rencontre avec Mel Brooks lui-même, que Lynch est nommé réalisateur du projet, dont le producteur Jonathan Sanger avait acheté les droits du scénario. Ces trois anges gardiens mettent le pied à l’étrier à Lynch et lui offre dès lors la renommée internationale (qui lui vaudra ensuite un échec cuisant, Dune, et la promesse de toujours garder le contrôle de ses œuvres suivantes en restant définitivement dans un circuit indépendant). Mel Brooks, le célèbre réalisateur et comédien, devient une sorte de mentor de Lynch, voyant en lui un « James Stewart de la planète de Mars », et sachant percevoir l’émotion et la sensibilité cachées derrière la bizarrerie d’Eraserhead, et donc la capacité à réaliser Elephant Man.

Si pour beaucoup, Elephant Man est le film le plus commercial et accessible de David Lynch (c’est aussi son plus gros succès au box-office), il n’en reste pas moins un film de Lynch. D’ailleurs, le cinéaste ne le renie absolument pas dans son œuvre comme il le fera pour Dune. Certes, on se rappelle d’un film dur, réaliste, ancré dans l’époque de l’Angleterre industrielle – on est loin des rêves surréalistes de ses films suivants, en apparence. Mais Lynch part toujours des « mondes » pour créer un film. La ville de Philadelphie, où Lynch a vécu ses années d’étudiant en art, lui a inspiré l’atmosphère des « mondes » d’Eraserhead et de Elephant Man. Des mondes bruyants, dangereux, industriels, dans un noir et blanc expressionniste et opressant. D’ailleurs, Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma voit ces deux premiers longs-métrages de Lynch comme les deux facettes d’une même pièce, deux films miroirs. Là où Eraserhead donnait une force réaliste à une histoire extravagante et fantastique, Elephant Man confère une ampleur fantastique à une intrigue réaliste tirée de la biographie d'un personnage réel.

En effet, Lynch, qui adore le scénario de Chris de Vore et Eric Bergren, se permet tout de même quelques remaniements. Or, ces remaniements sont visibles dans le film : ce sont, notamment, la scène introductive et la scène finale. La scène introductive montre le traumatisme originel, de la mère malmenée par des éléphants. Scène de rêve issue de la psyché de Merrick ? Lui-même raconte que sa mère a été écrasée par des éléphants à son quatrième mois de grossesse. Mais la scène suggère plus qu’un simple accident : les images ralenties, en surimpressions, laissent libre cours à l’imaginaire du spectateur, qui ne peut s’empêcher d’imaginer un viol. On trouve ici l’événement initial, traumatique, de tout film de Lynch – que ce soit Twin Peaks, Mulholland drive, Lost Highway… nombre de ses œuvres tournent autour d’un événement choquant et mystérieux, traité comme un puzzle dont il manque des pièces. 

ladoublure 3

La scène finale, quant à elle, montre une forme d’au-delà dans lequel Merrick rejoint, dans le cosmos, sa mère qu’il n’a jamais connu. Cette touche finale de Lynch est aussi un repère marquant de tout son cinéma. Dès son premier film Eraserhead, Lynch y montrait un personnage trouvant enfin l’apaisement dans un au-delà irradié de lumière. Plus tard, ce sera Laura Palmer qui découvre un ange, elle qui n’y croyait plus, dans Fire walk with me, ou bien Diane dans Mulholland drive le visage éclairé par les flashs des photographes flottant au-dessus de Los Angeles. A travers sa filmographie, Lynch semble obsédé par des personnages déjà morts, ou morts-en-sursis, plongés dans des abymes de tristesse : drogués, suicidés, violés, ou, dans le cas d’Elephant Man, handicapé. Lynch suit avec compassion leur chemin de croix, adoptant leur point de vue troublé jusque dans leurs pires cauchemars. C’est le cas de John Merrick, dont Lynch montre d’ailleurs, au milieu du film, l’un de ses cauchemars.

D’autres éléments d’Elephant Man recoupent avec le reste du cinéma de Lynch, prouvant que ce film « de commande » a en fait permis à David Lynch d’y poursuivre ses recherches visuelles. La thématique sociale y est très présente, peut-être de la manière la plus visible de tous ses films. Le cinéaste procède par contraste, il oppose le monde du peuple et celui de la noblesse, et créé des ambiguïtés dans les deux mondes. Dans les bas-fonds, la cruauté, l’animalité règne. Mais aussi la bonté, comme avec le personnage de l’enfant, ou des autres « Freaks » qui viennent sauver John. Dans le monde de la haute société, en apparence, John est accueilli comme un être humain. Néanmoins, certains s’y opposent (lors de la scène de la commission). Et, surtout, la découverte de Merrick par la haute société s’accompagne toujours de gêne, une gêne teintée d’hypocrisie, de condescendance, comme si l’on s’adressait à un enfant. Les deux mondes trouvent une espèce de réunion dans l’hôpital, lieu qui se veut neutre.

Et John Merrick, lui, est comme le miroir tendu à ses semblables, par son anormalité. Il vient rappeler aux scientifiques, aux esprits érudits, que tout ne peut être contrôlé. Au départ, le directeur de l’hôpital ne veut pas de lui, car les cas incurables ne sont pas acceptés dans le bâtiment. Merrick est une anormalité inexplicable, incurable, qui fascine le Dr Treves (joué par Hopkins). Treves fait partie de ces personnages Lynchiens (Jeffrey Beaumont dans Blue Velvet, Dale Cooper dans Twin Peaks), fascinés par l’anormalité, par les mondes cachés et sous-jacents. Dans l’introduction du film, Treves effectue une plongée dans un monde qui ne lui appartient pas, celui des bas-fonds, et plus particulièrement celui des spectacles forains de Monstres. Il pénètre un univers labyrinthique, situé sous la terre, où l’on cache d’étranges créatures derrière des rideaux. La découverte d’un secret s’accompagne, chez Lynch, souvent, d’un Magicien : c’est le propriétaire de John Merrick, qui, avant de découvrir sa créature à son public, raconte toujours la même histoire. Magicien qui ouvre la porte d’un monde inconnu, comme dans Mulholland drive.

Cette scène de théâtre obscur, où se cache une créature étrange, comme dans Twin Peaks, revient en écho à la fin du film, quand John Merrick, accepté par la haute-société londonienne, assiste lui-même à un Opéra. Mais, sur scène, le spectacle est presque trop joyeux, trop factice. La chanteuse suspendue dans les airs, déguisée en fée dans une robe blanche, arbore un sourire trop parfait (comme la chanteuse d’Eraserhead, comme celle de Mulholland drive qui s’évanouit tandis que sa voix continue de chanter sur une bande). 

Bien sûr, toute la beauté du film ne tient pas qu’à son réalisateur, mais à tous ses collaborateurs. La photographie, signée Freddie Francis, qui a travaillé sur de nombreux films fantastiques de la Hammer, est absolument superbe. Elle rappelle, dans les premières scènes, les films expressionnistes allemands (tous ces premières scènes dans lesquels Merrick n’est jamais montré que comme une ombre), puis Freaks de Tod Browning quand le personnage s’humanise. La musique de John Morris est également géniale, avec un thème à la fois mystérieux, entêtant, et triste à souhait, les notes aigues évoquant une comptine d’enfant malheureuse. La scène finale, clou du film – difficile de ne pas y verser un torrent de larmes – est accompagnée d’un morceau préexistant, l’Adagio pour cordes du compositeur Samuel Barber.

Le travail sur les décors est également impressionnant (signés Bob Cartwight, Stuart Craig) – une qualité des décors présente dans tous les films de Lynch, qui les utilise avec maestria pour créer ses atmosphères et nous donner une sensation d’immersion puissante. Dans ces décors résonnent souvent des jets de fumée, des bruits métalliques oppressants, et ce travail sonore est l’œuvre d’Alan Splet, déjà créateur du sound-design sur le premier long-métrage indépendant de Lynch Eraserhead. Alan Splet est un collaborateur clé de la première partie de la carrière de David Lynch : il travaillera à créer les atmosphères sonores d’Eraserhead, Elephant Man, Dune et Blue Velvet. Enfin, Elephant Man brille aussi par ses interprètes. Lynch se voit confié la direction de grands acteurs dès son premier film produit, une charge très lourde pour le jeune réalisateur.

Anthony Hopkins est un merveilleux avatar du cinéaste, personnage doux, fasciné par l’anormalité, bienveillant, mais aussi ambigu (s’interrogeant sur son propre rapport à l’anormalité de Merrick). Lors de la scène de la découverte de Merrick, un plan mémorable pour le Dr Treves verser une larme au terme d’un travelling avant. On sent sur son visage la découverte de quelque chose de fascinant, dans une fascination quasi-mystique. Pour obtenir ce résultat, Hopkins récitait intérieurement une prière qui l’émouvait beaucoup. Et, coup de chance pour Lynch : la larme qui brillait dans l’œil d’Hopkins coula sur sa joue juste à l’arrêt du mouvement de la caméra, venant saisir cette larme en gros plan. Son chef opérateur Freddie Francis le surnommera dès lors « Lucky Lynch ». Aux côtés de Hopkins, il y a le grand John Gielgud, parfait de droiture et d’élégance dans son rôle de directeur d’hôpital. Etre de raison, de principes, très rigide, il se laisse peu à peu convaincre et fasciner par le Dr Treves, pour garder Merrick dans son établissement.

Quant à John Hurt, il offre une performance absolument mémorable en John Merrick. Le visage couvert de couches de maquillage, il donne une terrible humanité à son personnage déformé, par sa voix fluette et par l’expressivité de ses gestes. John Merrick est à la fois reflet du spectateur, en empathie totale pour ce personnage et ses peines, et un reflet de l’artiste Lynch, lui aussi un peu coupé du monde, bizarre, et s’exprimant à sa manière. Il est un personnage mémorable, pour le grand public comme pour les passionnés du cinéma de Lynch. Au terme de son terrible chemin de croix, une lumière apaise toutes ses souffrances, car « il a été aimé, au moins une fois ». L’amour, la lumière, des forces irradiantes qui font aussi de Lynch un grand cinéaste lacrymal, dans tous ses films et de manière plus évidente dans Elephant man.

Anecdotes :

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Blue Velvet (1986)Twin Peaks : Fire walk with me (1992)

Saga David Lynch

Sailor et Lula (1990)


 SAILOR ET LULA
(WILD AT HEART)

classe 4

Résumé :

Sailor et Lula s’aiment d’un amour indestructible, en apparence. Mais, à la sortie de prison de Sailor, les deux amants sont poursuivis par un tueur à gage, envoyé par la mère dangereusement obsessive de Lula.

unechance 7

Critique :

En 1990, David Lynch se voit proposer par son ami le producteur Monty Montgomery de devenir coproducteur de l’adaptation du roman Wild at heart, the story of Sailor and Lula de l’écrivain Barry Gifford. Mais Lynch tombe amoureux du scénario, et de producteur, il devient finalement réalisateur du film. Il voit dans cette fiction « une romance vraiment moderne dans un monde violent – un film sur une histoire d’amour née en enfer ». Lynch réadapte la première version du scénario écrite par l’auteur du roman. Il en transforme la fin, plus douce et mystique – le cinéaste est alors inspiré par Le Magicien d’Oz dont il reprendra de nombreux éléments dans son adaptation. Barry Gifford déclarera plus tard que Lynch a adapté son livre en « rendant tout ce qui était lumineux un peu plus lumineux, et ce qui était noir un peu plus noir ».

Sailor et Lula fait donc partie des quatre films un peu « à part » dans la filmographie de Lynch, ceux directement adaptés de romans ou d’histoires vraies – avec Dune, d’après le roman de Frank Herbert, Elephant Man d’après une histoire vraie et un roman, et Une histoire vraie, comme son titre l’indique… Sailor et Lula forme aussi un duo avec Une histoire vraie en cela qu’ils s’inscrivent tous deux dans la forme du road-movie. L’un, Une histoire vraie, est d’ailleurs le film le plus paisible de Lynch, l’autre, Sailor et Lula, le plus explosif et violent.

Ce qui fait la particularité de ce film dans la filmographie de Lynch est peut-être l’aspect parodique, qui est joué avec force dans Sailor et Lula. Laura Dern et Nicolas Cage ont consciemment joués Lula et Sailor comme « un seul et même personnage », deux facettes d’une même pièce : très sexués, sauvages, et enfantins à la fois, renvoyant tous deux à deux figures mythiques américaines, pour l’une à Marilyn, et l’autre Elvis. Tous les personnages sont « over-the-top » dans Sailor et Lula. Le film débute brutalement par un affrontement au couteau, dans lequel Sailor explose la tête de son adversaire devant une assemblée muette. Sans cesse, le film répétera des signes d’animalité : de nombreux personnages secondaires qui poussent des cris d’animaux (et même un qui parle et cri comme une grenouille sous hélium), un chien qui se promène avec une main coupée, des images de hyènes dévorant une carcasse à la télévision… L’autre leitmotiv visuel du film sera le feu. Deux motifs (l’animalité et le feu) qui appartiennent à tous les films de Lynch, mais qui sont ici déployés à l’extrême.

ladoublure 3

Par son récit original, et par son titre original (« Wild », sauvage, dans le cœur), Sailor et Lula paraît moins subtil que Blue Velvet, Twin Peaks ou Mulholland drive. Le rythme y est plus enlevé, au détriment des scènes d’atmosphères angoissantes habituelles du cinéaste. Le film le plus proche de Sailor et Lula dans sa carrière est probablement Lost Highway : tous deux utilisent d’ailleurs des musiques hard-rock à plusieurs reprises, et des images de routes dans le désert à vive allure. Mais, même dans ce film explosif qu’est Sailor et Lula, Lynch laisse quelques espaces pour des émotions plus paisibles. Au milieu du film, il y a cette scène où Lula enrage de ne trouver une bonne musique sur l’autoradio. Elle s’arrête en plein désert, et Sailor trouve un morceau de hard-rock : tous deux dansent comme des fous dans le sable, et leur danse ressemblerait presque à un rite païen. Mais, soudain, Lynch coupe la musique de la voiture pour placer le thème principal du film, composé par Angelo Badalamenti, un grand air tragique, joué par un grand orchestre. Et soudain, Sailor et Lula interrompent leur danse et s’enlacent.

Le final, ajouté par Lynch au roman d’origine, va aussi dans ce sens. Après s’être fait battre par un groupe de caïds, Sailor voit apparaître une « bonne fée » - comme celle du Magicien d’Oz, alors que seule la méchante fée était apparue précédemment aux yeux de Lula. La musique éthérée d’Angelo Badalamenti accompagne cette apparition, et la bonne fée délivre un message à Sailor qui pourrait être celui de tous les films de Lynch : Sailor doit surpasser la peur, la culpabilité, pour choisir l’amour. Cette question de la peur qui hante les personnages, et les empêche d’avancer, parsème le film. L’incarnation en est Bobby Peru, le personnage incarné par Willem Dafoe. Il est l’un de ces hommes maléfiques et mystérieux qui parsèment le cinéma de David Lynch. S’il arbore un visage humain au départ, il devient totalement monstrueux et animal lorsqu’il enfile un collant sur la tête. La manière dont il s’immisce dans le couple de Sailor et Lula entache leur amour. Sailor croit que Lula l’a trompée avec Bobby Peru (ce qu’il cherchait à faire croire, en commençant à la violer sans aller jusqu’au bout), et Lula sent que Sailor lui cache un mauvais coup. En effet, Sailor va commettre un braquage avec Peru. Le mensonge, la jalousie, brise le couple. Et Lula de dire « Bobby Peru est un ange du mal ». Il est venu dans sa chambre, et a commencé à effrayer Lula, la forçant à lui dire « baise-moi ». Quand Lula cède et dit « baise-moi », terrifiée, Peru éclate de rire et rétorque « j’ai pas le temps ! » avant de disparaître. Une blague sinistre, dont le seul but est de créer la terreur chez Lula. 

Mais un autre poids hante les deux personnages principaux, plus tôt dans le film. C’est le crime initial, celui commit par la mère de Lula (Marietta, incarnée par la propre mère de Laura Dern, Diane Ladd). Elle a fait tuer le père de Lula, son mari, par un tueur à gage. Il a mis le feu au pauvre homme. Sailor était alors le chauffeur de ce tueur à gage, et a vu la maison prendre feu sans comprendre ni pouvoir agir à temps. Ce crime initial est un mystère qui hante les deux personnages, et les empêche d’être jamais heureux. La mère, Marietta, est la « mauvaise sorcière », qui hante Lula à chaque instant. Pour éviter d’être découverte comme criminelle aux yeux de sa fille, elle envoie le tueur à gage aux trousses du couple, pour faire tuer Sailor. Lula devra apprendre à dire adieu à sa mère trop folle, pour enfin vivre apaisée avec son amoureux. Sailor, lui, devra dépasser sa culpabilité - d’avoir eu une vie de criminel, d’avoir été en prison, mais surtout d’avoir assisté au meurtre, dont les images de flammes lui reviennent en permanence à l’esprit – pour pouvoir à nouveau aimer Lula et devenir le père de son enfant. L’important est d’être libre, mais non pas simplement libre pénalement (hors de la prison), mais de sentir son âme libre. Et cette libération a bien lieu à la fin du film. Le thème de la liberté revient à de nombreuses reprises, notamment par la « veste en peau de serpent », dont Sailor répète sans cesse qu’elle est le symbole de sa liberté individuelle. Ce sont, aussi, plusieurs gros plans sur les dollars américains qui tombent toujours du côté : « liberty ».

Sailor et Lula cache donc, sous les cris, les flammes et le sexe, une histoire assez bouleversante, comme toujours chez Lynch. Si elle ne donne pas lieu à autant d’émotion que ses plus grands films, Sailor et Lula reste un film important dans sa filmographie. D’une part, il lui valut sa seule Palme d’or (Mulholland drive lui offrira le prix de la mise en scène). D’autre part, Sailor et Lula est un jâlon important dans la progression du cinéaste : on y voit clairement que Lynch s’amuse de plus en plus avec la narration, rendant ses intrigues de plus en plus étoffées et complexes, avec des allez-retours dans le temps et de nombreux personnages secondaires. L’influence du travail sur la série Twin Peaks et sa rencontre avec Mark Frost sont peut-être dans quelque chose dans ce côté « touffu » qui apparaît chez Lynch à partir de Sailor et Lula. Son film suivant, Fire walk with me, sera l’œuvre de l’incompréhension – boudée par ses fans à sa sortie, il deviendra adoré au fil des années. Et sa trilogie des années 2000, Lost Highway, Mulholland drive, Inland Empire, sera louée pour sa grande complexité dans laquelle on adore se perdre. 

Anecdotes :

  • Après avoir tourné le pilote de la série Twin Peaks, Lynch se lance dans la réalisation de Sailor et Lula. A sa surprise, ABC décide de produire 7 épisodes d’une première saison de Twin Peaks, à laquelle Lynch participe en même temps que la réalisation du film Sailor et Lula. Au final, de nombreux acteurs de Twin Peaks apparaissent dans le film. On retrouve notamment dans Sailor et Lula : Sherilyn Fenn la jeune femme ensanglantée au bord de la route (Audrey Horn dans Twin Peaks), Juana une femme à la perruque blonde jouée par Grace Zabriskie (Sarah Palmer dans Twin Peaks), un personnage secondaire de tueur joué par Robert Patrick Kelly (Jerry Horn dans Twin Peaks), en client de motel qui parle de son chien Jack Nance (Pete Martell dans Twin Peaks), et surtout dans le rôle de la bonne fée à la fin du film Sheryl Lee (Laura Palmer dans Twin Peaks). Enfin, un très vieil employé de l’hôtel où se rend Marietta et Farragut, est joué par le même acteur que le très vieil employé de la banque à la fin de la saison 2 de Twin Peaks – où il porte le même costume, les mêmes lunettes, et la même canne !

  • Jack Nance, qui apparaît comme client du motel dans le film, est un grand ami de David Lynch. Il jouait le rôle principal dans Eraserhead, puis a tenu des petits rôles dans presque tous les films de Lynch (Dune, Blue Velvet, Twin Peaks et Lost Highway), avant qu’il ne meurt tragiquement.

  • La mère de Laura Dern dans le film est jouée par sa vraie mère, l’actrice Diane Ladd. 

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Dune (1984)Sailor et Lula (1990)

Saga David Lynch

Blue Velvet (1986)


 BLUE VELVET
(BLUE VELVET)

classe 4

Résumé :

A Lumberton, petit village paisible de Caroline du Nord, Jeffrey Beaumont découvre une oreille coupée dans l’herbe. C’est le début d’une enquête qu’il mènera avec Sandy, la fille de l’inspecteur local. Leur enquête les portera à découvrir les sombres secrets qui entourent une mystérieuse chanteuse, Dorothy Vallens, menacée par un homme terrifiant, Frank Booth.

unechance 7

Critique :

En 1986, après l’échec de Dune, David Lynch peut rebondir grâce à Dino De Laurentiis qui accepte de produire son nouveau film Blue Velvet, dont le scénario écrit par Lynch lui-même tournait entre les mains de producteurs hollywoodiens depuis la fin des années 70. C’est en effet un film très personnel, voir le plus autobiographique, dans la filmographie du cinéaste. Lynch accepte un budget réduit de moitié et de diminuer son salaire, afin d’avoir le final cut sur son film – pour ne pas réitérer l’erreur de Dune, film colossal qui lui a échappé.

La séquence d’ouverture est peut-être le manifeste du film, et du cinéma de Lynch en général. On y passe d’une vision idyllique, au ralenti, d’un petit village américain comme sur une carte postale. Le ralenti donne un sentiment onirique, et du rêve, on passe progressivement au cauchemar – l’homme qui arrose sa belle pelouse verte semble pris d’un infarctus, et s’effondre, écrasé par son chien. La caméra plonge alors sous la belle pelouse verte, et nous montre des insectes grouillants. Tout au long du film, on navigue entre « micro » et « macro » : le microscopique, ce sont les insectes grouillants, les petits objets comme le bout de velours bleu découpé dans la robe de Dorothy, qui donne son titre au film, ou le chapeau de l’enfant de Dorothy Vallens. Ou encore, l’oreille coupée, fragment de corps, qui sera le début de l’enquête de Jeffries. De tous ces petits éléments intrigants que Lynch aime filmer en gros plan, on décolle vers des forces immenses, cosmiques : le bien, le mal, le grand ciel bleu, et les flammes de l’enfer. Deux fois dans le film, les personnages sont irradiés par une lumière blanche aveuglante et mystique. Lynch aime passer d’un univers à un autre, et d’une tonalité à une autre, du tragique au comique, du trivial au cosmique… Un mariage d’atmosphères qui fait de Blue Velvet la matrice de la série Twin Peaks. Les scènes coupées de Blue Velvet révélées dans le bluray récent du film montrent beaucoup de scènes avec des personnages secondaires, qui évoquent le côté puzzle de Twin Peaks.

Pour créer un « monde », ce que Lynch dit vouloir faire en tant que cinéaste, il s’inspire de lieux. Après avoir baigné dans l’atmosphère de Philadelphie, lors de ses études d’art, Lynch en avait créé les univers industriels étouffants d’Eraserhead et Elephant Man, deux films en noir et blanc. Avec Blue Velvet, Lynch puise dans ses souvenirs d’enfance passés dans le Montana (à Missoula puis à Boise). De ces décors de l’Amérique boisée et montagneuse découleront deux œuvres, Blue Velvet et Twin Peaks (la série et le film Fire walk with me). Plus tard, Los Angeles inspirera ses films Lost Highway, Mulholland drive et Inland Empire. Lynch insuffle un sentiment d’immersion dans la petite ville de Lumberton, à force de petits détails. Le son, les atmosphères, jouent également beaucoup pour nous embarquer dans cette petite ville. 

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Blue Velvet est encore marqué par un certain classicisme, que Lynch cherche à atteindre depuis qu’il travaille avec des studios (depuis Blue Velvet). Le fim Twin Peaks, Fire walk with me, marquera la véritable rupture avec ce monde, pour retrouver l’indépendance de ses débuts. Blue Velvet est donc à la fois un film classique et un film surréaliste. Classique car il est celui de Lynch qui ressemble le plus à un conte initiatique. La première séquence montre l’élément déclencheur : la chute du père, son départ à l’hôpital. Soudain, la vie qui semblait éternelle ne l’est plus. Le village n’est plus paisible, et la vie de son fils Jeffries non-plus. Choqué à la vue de son père à l’hôpital, incapable de parler, Jeffries découvre alors l’oreille coupée. Il commence à voir derrière les apparences, ce qui se cache derrière les belles pelouses de son village. Une oreille coupée qui le mènera dans un autre monde… la caméra s’enfonce d’ailleurs dans l’oreille (comme elle s’était enfoncée dans le trou noir au début de Eraserhead, comme elle s’enfonce dans la boîte bleue dans Mulholland drive). Et la caméra sort d’une oreille, celle de Jeffries, à la fin du film. L’entrée et la sortie d’un monde ? Entre les deux, Jeffries aura évolué à travers sa quête – comme dans un film classique. Il aura découvert le « Mal », et surtout, que le Mal fait partie de la vie. A force de vouloir résoudre les mystères, il découvre que certains mystères doivent le rester. L’image finale du beau rouge-gorge qui mange un insecte, renvoie à l’être humain, capable de bonté comme de perversité.

En cela, Jeffries est comme un jeune Dale Cooper, l’agent de la série Twin Peaks, qui découvre que « le monde est étrange » (un leitmotiv dans la bouche des deux jeunes personnages Jeff et Sandy). Blue Velvet et Twin Peaks ont aussi en commun leur écriture de polar. Interprétés tous deux par Kyle Mac Lachlan, les héros des deux œuvres enquêtes autour d’une sombre affaire dans un beau village, et découvrent des ramifications plus grandes qu’ils ne le pensaient – jusqu’à des découvertes spirituelles, plus importantes que l’enquête en elle-même. L’aspect policier de Blue Velvet est accentué par la référence hitchcockienne, qu’on retrouve dans certaines musiques dramatiques, dans les images inquiétantes qui passent sur le téléviseur de la mère de Jeffries, et aussi dans le décor de Lumberton ville idyllique qui fait écho à L’ombre d’un doute. Le film baigne, de plus, dans une atmosphère des années 50-60, indéterminée (comme dans Twin Peaks). Ce flottement temporel ajoute un sentiment de rêve à tout le film – qui ne tranche jamais entre rêve et réalité, et c’est ce qui en fait la beauté.

Les musiques sont composées par Angelo Badalamenti, qui compose ici pour la première fois pour David Lynch. Ses morceaux alternent entre ceux dramatiques, orchestraux ; des morceaux plus jazzy, légers ; et des nappes sourdes et angoissantes, presque imperceptibles, associées à l’appartement de Dorothy Vallens. Les musiques préexistantes ont leur importance. Blue Velvet de Bobby Vinton est utilisé en séquence d’introduction et revient régulièrement. La chanson est réinterprétée par Dorothy Vallens, en liant avec le fétichisme étrange du gangster Frank Booth (son obsession pour le velours bleu). Autre moment musical marquant, la scène dans laquelle un des amis de Frank interprète en playback In Dreams de Roy Orbison. Une scène surréaliste, aux accents de Fellini par son étrangeté – et les femmes corpulentes à l’arrière-plan. Lynch appelle cette scène la « eye of the duck » de son film ; car, selon le cinéaste, chacun de ses films possède une scène qui est comme l’œil d’un canard, en apparence absurde mais pourtant primordiale.

Cette scène évoque ces moments d’illusionnisme du cinéma de Lynch : la chanteuse du radiateur dans Eraserhead, la scène de théâtre à la fin de Elephant Man, la chanson du Silencio dans Mulholland drive (encore Roy Orbison, cette fois en espagnol, « Crying » y devient « Llorando »). Enfin, une chanson, « Mysteries of love », est composée par Badalamenti. Elle apparaît progressivement dans le film en bande originale orchestrale, avant de devenir la chanson du slow de Jeffries et Sandy, dans une version chantée par Julee Cruise. Julee Cruise deviendra la chanteuse récurrente de la série Twin Peaks. Ce thème planant mène le film vers des hauteurs cosmiques. Il revient d’ailleurs dans la scène finale où la famille est réunie, tout comme Dorothy et son enfant. Une fin qui vient comme un apaisement, et une élévation, comme souvent chez David Lynch.

Blue Velvet est bien sûr un film mémorable grâce à ses interprètes. Dans leur duo de jeunes candides, Kyle MacLachlan et Laura Dern surjouent légèrement, et volontairement, cette naïveté enfantine. Mais, MacLachlan cache derrière cette candeur un sourire parfois malsain, et sa petite copine se demande d’ailleurs s’il est finalement « un détective ou un pervers ». Le visage poupin de MacLachlan est contrebalancé par un regard et un sourire parfois cruels. Quant à Laura Dern, c’est une fausse poupée barbie, capable de craquer dans des scènes d’émotions finales, dans lesquelles son visage se déforme de douleur (Lynch ira encore plus loin avec elle, dans cette direction, avec Inland Empire). Le diable est personnifié, dans le film, par Dennis Hopper. Lui aussi campe un méchant caricatural, souvent grotesque. Il peut faire rire, par ses mimiques, son ridicule, et l’instant d’après nous terrifier. Il campe une bête, sauvage. Mais il peut aussi pleurer, comme un petit enfant, dans les bras de sa belle brune. Dorothy, justement, est campée par Isabelle Rossellini (compagne du cinéaste à l’époque, et fille d’Ingrid Bergman et Roberto Rossellini). L’actrice est absolument époustouflante dans son rôle à double tranchant, perpétuellement ambigu. Est-elle pure victime, ou cherche-t-elle à avoir mal ? Elle semble contaminée par la folie de Frank, et contaminer à son tour Jeffries. Comme si le mal, la peine et la folie, étaient une force réelle à transmettre. Toute la beauté de Blue Velvet tient aussi à l’ambiguïté de ses personnages, apparaissant d’abord comme clichés, pour devenir de plus en plus intrigants et indéfinissables. 

Anecdotes :

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Elephant man (1980)Blue Velvet (1986)

Saga David Lynch

Dune (1984) 


 DUNE
(DUNE)

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Résumé :

Les Atréides sont envoyés sur la planète Arrakis, aussi appelée Dune, planète aride et hostile, couverte de sable, où se trouve l’Epice, substance convoitée dans tout l’univers. Les Atréides doivent faire face au piège des Harkonnens, qui cherchent à les détruire. Le fils du Duc Atréides, Paul, va devenir le nouveau Messie de cette lutte, auprès des tribus d’Arrakis, les Fremen.

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Critique :

Dune est connu pour être l’échec dans la carrière de David Lynch. Le cinéaste lui-même l’avoue, dans de nombreuses interviews. De ce film, Lynch dit avoir surtout retenu des leçons, dont une primordiale : toujours garder le contrôle de son film, et en sortir fier du résultat. Peu importe, ensuite, le succès commercial. Lynch, très fier de Twin Peaks : Fire walk with me, ne l’a jamais senti comme un échec malgré les huées à Cannes, à l’inverse de Dune dont le résultat final trahi le film qu’il espérait faire.

En lisant le livre de Frank Herbert, on comprend pourquoi le choix a pu se porter sur David Lynch (en passant par une version de projet avec Alejandro Jodorowsky). Si le roman est précurseur des space opera épiques et chevaleresques à la Star Wars, il est aussi une forme de livre religieux, mystique et cryptique. La méditation, l’accès à une plus haute forme de conscience, sont des motifs récurrents du livre de Herbert – communs avec l’univers de David Lynch, grand adepte de la Méditation transcendantale.

Le résultat est bien présent dans le film. Même si Lynch renie le résultat, on y sent sa patte dans de nombreuses séquences. En introduction, une femme nous regarde et nous parle, le visage flottant en surimpression dans l’espace infini. Une image qui répond directement à la fin de son film précédent, Elephant Man. La photographie est d’ailleurs signée, comme ce précédent film, par le grand Freddie Francis – et l’on peut dire que les images de Dune sont belles, évoquant un mélange de péplum et de science-fiction baroque et psychédélique. Les effets sonores portent aussi la marque du cinéaste. Lynch se permet, entre deux scènes « obligées » du récit, de glisser des plans d’ambiance, sur des corridors vides où résonne le bruit inquiétant d’une ventilation…

Les scènes dans le désert d’Arrakis lui permettent aussi de déployer sa panoplie de sons d’ambiance oppressants, bruits de vents sourds et menaçants. Enfin, le matériau originel de Herbert rejoint l’univers de Lynch quand certains personnages parlent avec une voix déformée. Et notamment quand ils utilisent « la Voix » (sorte de précurseur de « la Force » dans Star Wars). Lynch se donne à cœur joie de créer des distorsions vocales expérimentales et surréalistes. Il y a aussi les « marteleurs », qui permettent d’attirer les Vers dans le roman d’origine, et qui, dans le film, servent aussi d’effet de sound-design inquiétant. 

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Pour nombre de scènes, Lynch se repose probablement sur le talent de son chef opérateur Freddy Francis. Bien souvent, le film a une belle qualité classique. On sent que les studios ont cherché à concurrencer Star Wars, par la création de décors imposants, pour aller dans le sens du goût du public pour ce renouveau du film d’aventures (les blockbusters qui réinventent les codes classiques, de Spielberg et Lucas). L’univers de Lynch pointe plus dans les scènes ayant trait avec la légende de Paul. Elle lui est révélée comme une prophétie dans un rêve initial. Ce rêve revient par touches régulières tout au long du film, se complète. C’est à chaque fois, une séquence typiquement Lynchienne, faite de symboles récurrents du cinéaste (feu, entrées dans des gouffres…). Paul dit que son rêve se « déplie » au fur et à mesure de son passage sur Dune.

L’apogée du film tient probablement dans une scène totalement onirique, où Paul boit « l’eau de Vie ». Une série d’images puissantes mène Paul de la Vie à la Mort à travers un rêve, avant de le ressusciter. Paul se réveille en hurlant : « Le rêveur s’est réveillé ! ». Nombre de dialogues issus du livre de Frank Herbert collent à cette teinte onirique et mystique que cherche à donner Lynch, sous l’aspect plus classique des autres scènes d’action. Par exemple, la scène de la « Boîte » dans laquelle Paul doit glisser sa main renvoie bien aux enseignements de Blue Velvet ou de Twin Peaks : « la peur tue l’esprit ». Et la peur, conditionnée par la mise-en-scène mentale de la Bene Gesserit (son pouvoir, dirons-nous, hypnotique, comme celui de Lynch), est tellement intense qu’elle fait croire à Paul que sa main prend feu. Et pourtant, en sortant la main au terme de l’épreuve, Paul comprend que tout cela n’était qu’illusion. Sa main est saine. D’autres leçons mystiques parsèment le film, et certaines pourraient bien être prononcées à titre personnel par le cinéaste : « Ma volonté seule meut mon esprit ». L’Art Etrange, que maîtrisent Paul et sa mère, rappelle à bien des égards la Méditation transcendantale que maîtrise David Lynch – « il y a des pensées, qui ont un certain son », comme les Mantras en méditation.

Lynch apporte aussi sa touche du côté des « méchants », les Harkonnens. Il amplifie leur aspect dégoûtant, beaucoup plus prononcé que dans le livre. Le Baron Harkonnen est couvert de pustules. Des sortes de filasses sortent de leurs corps, de leurs tétons. Un goût pour l’artisanat gore qui travaille Lynch dans ses premiers films (les petits spermatozoïdes de Eraserhead et le monstrueux bébé, le visage déformé d’Elephant Man). L’adaptation de Lynch ajoute aussi un monstre, au tout début du film, venu annoncer à l’Empereur les événements en cours et à venir. 

En somme, Dune comporte en son sein nombre d’éléments qui peuvent satisfaire un spectateur assidu de David Lynch. Sur la qualité du film en tant que tel, il possède aussi bon nombre de points positifs. Par exemple les décors, le design général, les costumes, sont réussis. Ils crééent un monde à la fois futuriste et kitsch (bien évidemment daté années 80), mais qui démarque cette adaptation de Dune d’autres univers de science-fiction (Star Wars notamment). Alors, quels sont les défauts qui pèsent sur Dune ? Les trois étapes de la concrétisation du film semblent avoir eut des ratés : préproduction, tournage et postproduction. En premier lieu, donc, le choix de David Lynch pour un univers de science-fiction shakespearien n’était peut-être pas idéal. Certes, Dune est un livre mystique, mais c’est aussi un roman épique, entre tragédie politique à la Shakespeare et légende de chevalerie. On sent que les producteurs du film ont cherché à garder cet aspect, pour permettre au film de rencontrer le succès. Mais David Lynch est avant tout un maître des sentiments, et ses films sont généralement intimes. Résultat, les scènes d’action du film ne sont pas passionnantes. Mais, surtout, à un deuxième niveau, les financements ont manqué, et ont empêché Lynch de réaliser certaines scènes spectaculaires prévues dans le scénario.

Pris au piège entre des problèmes de budget, et l’obligation de réaliser un film grand-public tout de même, Lynch n’a pu prendre les problèmes à bras-le-corps et les résoudre à sa manière (on imagine, en improvisant un film encore plus surréaliste, moins basé sur l’action). Les défauts de production se ressentent dans certaines séquences d’action, comme celles de la chevauchée du Ver, et la plupart des batailles. Des effets visuels comme ceux des « boucliers » sont aussi très médiocres – et ont à rougir face à l’impeccable qualité des effets des premiers Star Wars de l’époque. Enfin, le montage fut également un moment difficile pour le cinéaste, puisqu’il avait d’abord une version de 4 heures, que les studios voulurent raccourcir à 2 heures. C’est la version « officielle » du film. Il existe aussi une version télévisée de 3 heures, avec de nombreuses aberration et ajouts comme un long prologue par un narrateur masculin, que Lynch renia et signa d’un nom d’emprunt : Alan Smithee. En somme, Lynch résume lui-même le problème de la réalisation de Dune : « 75% du temps, ce fut un cauchemar. »

Le résultat est visible : un grand projet, prometteur, issu d’un livre fascinant, avec beaucoup de bonnes idées et porté par un grand cinéaste, mais gâché par de très mauvaises conditions de fabrication. Une étape de la carrière de Lynch qui rappelle celle de Spartacus chez l’un de ses Maîtres, Stanley Kubrick. 

Anecdotes :

  • David Lynch apparaît en ouvrier de la chenille sur Arakis, le visage couvert de suie, en criant « Damn the spice ! »

  • Jack Nance, le grand ami de David Lynch et interprète principal de son premier film Eraserhead, apparaît dans Dune en méchant Harkonnen auprès du Baron. 

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