Années 20 - Partie 2
7. À L'AMÉRICAINE (CHAMPAGNE) En 1927, Hitchcock avait de nombreux projets pour la firme BIP. Le premier était un film épique sur la marine marchande, le second sur l’épopée des chemins de fer anglais, le troisième sur la grève générale de 1926, et enfin un quatrième était musical, un film symphonique, « London », s’inspirant de « Berlin, symphonie d’une grande ville » de Walther Ruttmann. Mais les quatre projets passèrent à la trappe, et l’on imposa au maître un film avec Betty Balfour. Avec Eliot Stannard, il écrivit un scénario assez dramatique, mais au dernier moment, le producteur John Maxwell voulut que les deux compères rédigent et filment une comédie. Pour la première fois, le jour du tournage, le scénario n’était pas écrit, il le sera pendant. Bien évidemment, c’était une catastrophe annoncée. Les scénaristes devaient changer leur fusil d’épaule. Tous deux écrivaient des bribes de scénario sur des dos d’enveloppes ! Le matériel déjà rédigé ne leur servait plus à rien.
Sir Alfred détestait Betty Balfour et il interdit le plateau aux photographes. Elle jouait le rôle d’une femme qui fuit New York pour Paris sur un transatlantique avec son petit ami (Eric Bradin). Riche, car elle est une héritière de Wall Street, mais son père (Gordon Hacker) veut lui donner une leçon. Il a engagé un homme, un passager mystérieux (Theo Van Alten). Le maître fait tout de même quelques effets de style comme filmer un personnage à travers une flûte de champagne. Où sont passés les scénaristes ? C’est bien là le problème, il n’y a pas d’intrigue. A la 28e minute, il ne s’est toujours rien passé. A part Miss Betty et son ami qui paradent sur le bateau de luxe. Il faut attendre cet instant pour que le père surgisse. Or, le film ne dure que 1h25. Le père dit avoir suivi sa fille, et vient d’apprendre qu’ils sont ruinés. A noter que nous sommes un an avant le krach de la bourse de Wall Street. Arrivés à Paris, Miss Betty veut vendre ses bijoux pour aider son père, mais elle se fait voler en route. Hitchcock filme cette scène de façon étrange, nous ne voyons que les jambes des protagonistes. Miss Betty, qui ne sait pas cuisiner, se bat avec un rouleau à pâtisserie. Lorsqu’elle cherche du travail, elle veut poser pour des photos de portraits, mais l’agent artistique n’est pas intéressé, en revanche il lui propose un rôle dans un cabaret. Le patron lui fait vendre des fleurs aux clients, comme dans les restaurants. Elle remarque alors une fille à papa qui boit du champagne et se conduit de façon capricieuse comme elle le faisait sur le paquebot. Le scénario est plus mince qu’une feuille de papier à cigarette. Finalement, il lui laisse un mot sur un petit carton lui promettant de l’aider si elle est dans le besoin. L’ami de l’héroïne lui fait une scène de jalousie. « C’est déjà dur de vous trouver ici, mais encore pire de voir que vous aimez çà ». Elle tente de lui faire boire une coupe de champagne. Le petit ami s’en va, et le patron retient son employée censée travailler. L’homme revient avec le père, qui fait la morale à sa fille qui se donne en spectacle. Hitchcock a vraiment touché le fond. Une autre scène est censée nous faire rire. Un homme veut descendre un escalier mais il est obligé de rebrousser chemin, car en essayant de se glisser entre le père et la fille, il est chaque fois bloqué. Entre le nord de l’Angleterre et l’Irlande, dans la (petite) mer d’Irlande, se trouve l’île de Man, un endroit pittoresque et pourtant ignoré et rarement illustré par le cinéma. Le film raconte l’histoire de deux amis d’enfance, l’avocat Philip Christian (Malcolm Keen) et un pauvre pêcheur, Pete Quilliam (Carl Brisson). Philip aspire à devenir juge dans l’île. Pete tombe amoureux de la fille d’un aubergiste Kate Cregeen (Anny Ondra) avec laquelle il aura un enfant illégitime. Il s’agit d’une adaptation d’un roman de Sir Hall Caine. Philip aide son ami à faire signer une pétition pour les pêcheurs à l’auberge de Caesar Cregeen (Randle Ayrton). Pete veut demander la main de sa fille à Caesar, mais ce dernier le chasse, aussi fait il appel à la diplomatie de son ami avocat pour jouer les intermédiaires, or Philip aime aussi Kate. Notons tout de même que le maître réussit à balayer la scène de la rencontre interdite entre les futurs amants par la lumière d’un phare que l’on ne voit pas. Philip fait la courte échelle à son ami lors de cette séquence.Il est difficile avec ce film d’associer vraiment Anny Ondra aux blondes du maître, tant le film est à des lieues de ce qu’il tournera ensuite. Pete part pour la mer à bord d’un navire mais obtient la promesse de sa bien aimée qu’elle l’attendra.Resté dans l’île, Philip rencontre Kate dans une forêt. La mère de l’avocat (Clare Greeet) reproche à son fils de se montrer avec cette fille « ordinaire », pour ne pas dire pire. En se rendant à l’auberge, Philip apprend la mort de Pete. Or, cette nouvelle est fausse. Philip pense demander en mariage Kate étant sûr de l’accord du père. Il n'en aura pas le temps. Mais, alors qu’il était censé être mort à Johannesburg, Pete revient. Kate refuse de le rencontrer. A présent, Caesar accepte Pete comme gendre car il a fait fortune. Mais la belle n’est plus du tout intéressée. Pete, qui ne comprend rien, veut épouser Kate et demande à son ami d’être témoin à son mariage. Carl Brisson, avec son air réjoui en permanence, est assez difficile à supporter. Après un départ de Man, Philip y revient comme juge. L’épouse malheureuse l’apprend par le journal. Elle écrit à l’avocat et lui révèle qu’elle l’aime toujours. Elle lui propose de s’enfuir avec lui. Philip estime que ce serait mal, cela ferait un scandale. Pete d’une candeur naïve (on dirait qu’il refuse de voir la vérité en face) les surprend mais ne dit rien. Il annonce à son ami qu’il va être père. Or l’enfant est de Philip. Il y a une négation de la réalité dans cette séquence, Hitchcock nous montre d'abord Pete consterné de voir sa femme et son meilleur ami s'embrasser, mais dans la scène suivante, il n'en est plus question. Pete fait comme si de rien n'était. On pense alors soit à une faute de montage (auquel cas il aurait convenu de couper la scène où Pete voit les amants), soit à une attitude volontaire du personnage de déni de réalité, mais à la fin du film, lors de la scène du tribunal, lorsque le pêcheur s'en prend à son ami juge, le comédien réagit comme si Pete voyait cette trahison pour la première fois. Aussi, dans le cadre d'un mélodrame tourné à la hâte, s'agit-il peut être d'une négligence du maître. Kate quitte Pete, ne pouvant vivre dans le mensonge, et se rend chez le juge. Elle lui demande de rester chez lui, tandis que nous voyons Pete en extase devant « son » enfant. Mais il se rend compte que Kate a disparu. L’aubergiste trouve le mot d’adieu de sa fille froissé par terre. Le gendre lui répond qu’il a une consolation : le bébé. Kate demande à Philip de choisir entre elle et sa carrière de juge. Philip semble préférer les honneurs de sa charge de juge à la jeune femme. Celle-ci revient chez elle. Pete l’accueille avec douceur et ravissement. Elle vient en fait récupérer son bébé, mais il ne la croit pas lorsqu’elle lui dit qu’il n’est pas le père et s’enferme. Désespérée, elle se jette à la mer. Le suicide raté de Kate est la première affaire qu’en tant que magistrat, Philip va avoir à juger. Elle refuse de dire son nom et se présente dans une grande robe voilée qui la cache, puis dévoile son visage à l’homme qu’elle aime. Pete arrive en plein tribunal et supplie Philip de parler pour sa femme. Le suicide étant considéré comme un crime, kate est prisonnière et passe en jugement. Philip l’acquitte et la laisse repartir chez son mari. « Je ne reviendrai pas » s’obstine-t-elle à dire face à Philip. Caesar comprend alors que Philip est le père de l’enfant, en surprenant les regards que s'échange les amants. Le juge passe aux aveux et donne sa démission. Pete voudrait l’empoigner, mais Kate s’interpose : « Nous avons souffert nous aussi ». Kate récupère son enfant et part avec Philip sous les huées des femmes du bourg. Pete fait un dernier baiser à son « enfant » et repart en mer. Après « The Lodger », voici le deuxième chef d’œuvre du maître. Hitch adapte la pièce de Richard Bennett. Le scénariste Garnett Wetson rédige un premier traitement du script qui ne satisfait pas Sir Alfred. Il décide de faire appel à un photographe de plateau, Michael Powell. Pendant le tournage, le cinéma parlant débarque au Royaume Uni et Hitch décide de retourner les scènes muettes en parlant. Il existe donc deux versions du film, une muette projetée dans les cinémas non équipés pour le parlant, et le premier film parlant du Royaume Uni. Problème, l’accent de sa vedette Anny Onda, qui empêchera, hélas, une carrière anglaise plus longue. Pour ce film, il n’existe pas alors de post synchronisation. Hors champ, la comédienne Joan Barry parle à la place d’Anny qui se contente de remuer les lèvres. Et le tour est joué. Tout le monde est amoureux d’Anny Onda, d’abord le scénariste Michael Powell, qui trouve divers prétextes pour l’emmener en forêt faire des photos. Hitch jaloux lui répond : « faites lui faire des photos avec la bite de son partenaire contre sa jambe ». Sur le tournage, pour éprouver l’actrice, il lui demande si elle a déjà couché avec des hommes ! Et votre serviteur en la voyant tombe aussi sous le charme se disant qu’après la tentative ratée de « The Manxman », cette-fois elle est l’épure d’une future Ingrid Bergman. Le personnage qu’elle incarne est celui d’Alice White, petite amie d’un as de Scotland Yard, Frank Webber (John Longden). Elle a un immense portrait de lui dans sa chambre. Mademoiselle vit encore chez ses parents (joués par Sara Allgood et Charles Paton). Comme tous les amoureux, elle se dispute un jour avec Frank, tandis qu’un artiste-peintre, également pianiste et chanteur, Crewe (Cyril Ritchard) la drague. L’homme l’attire chez elle pour lui montrer ses estampes japonaises, pardon, pour la faire poser en tenue légère. Frank a vu Crewe partir avec elle. Une fois déshabillée (hélas pour nous, en 1929, le summum de l’érotisme, c’est d’être en combinaison), Crewe se jette sur elle pour la violer. Il lui a pris ses vêtements et veut la séquestrer. En se débattant, elle trouve un couteau et empêche l’homme de la violer. Elle est en état de légitime défense, mais panique. Dans la rue, un repris de justice, Tracy (Donald Calthrop) espionne Alice et assiste à la scène. Il décide de la faire chanter. Frank, appelé sur les lieux, reconnaît le cadavre et trouve l’un des deux gants d’Alice. Le maître chanteur possède l’autre. Mais l'homme ignore qu'il a été vu au moment du meurtre par la concierge de Crewe (Hannah Jones) La vieille femme, qui a besoin de lorgnons pour lire un mot et savoir si c'est elle qui l'a écrit lorsque la police l'interroge, a reconnu Tracy rôdant sur les lieux à l’heure du meurtre.Le témoignage de la vieille femme et son passé judiciaire en font un suspect, et le maître chanteur veut rendre l’argent. Frank veut le faire arrêter et lui faire porter le chapeau sauvant ainsi sa fiancée. Tracy s’enfuit, se réfugie au British Muséeum, monte sur les toits et se tue en tombant à travers la coupole de verre. In extrémis, Frank empêche Alice de se dénoncer à l’inspecteur Valls (Harvey Braban), grâce à l’un de ces fameux tours de passe passe improbables que l’on trouve chez le maître. On retrouvera une situation similaire avec la superbe Sylvia Sydney dans « Agent secret ». Hitch a gardé la scène avec les détectives du début muette, et intégré des scènes parlantes (refilmées) ensuite. Il a utilisé des bruits comme les cris d’oiseau, rires, klaxons de voiture, claquements de portes, pour couvrir le bruit…des moteurs des caméras. Il faisait très chaud sur le tournage, mais la reine tint à venir se rendre sur le plateau et se décoiffa (sacrilège) pour mettre un écouteur. Le premier film anglais parlant était un évènement national. Tout le film repose sur les épaules d’ Anny Ondra. Elle est sublime, crédible dans chacun de ses regards, de ses gestes. C’est une artiste comme rarement on en a vu. Elle a ce "petit quelque chose" qui la rend différente. Là où d’autres héroïnes d’Hitchcock en faisaient des tonnes, elle reste sobre et joue la frêle créature. Un homme, une femme, un secret, c’est le point de départ de très nombreux films du maître, comme « Pas de printemps pour Marnie », « La maison du docteur Edwardes » ou « Les amants du Capricorne ». Anny Ondra aurait mérité une toute autre carrière. Son accent à couper au couteau (elle était tchèque) nous priva de la revoir dans d’autres films du maître, et c’est bien dommage. Alice ici, se croit au pays des merveilles, elle ne sait pas que l’invitation d’un artiste peintre peut cacher le sadisme d’un vicieux primitif qui se comporte comme un homme des cavernes. Elle est incarnée par une merveilleuse comédienne dans laquelle toute femme peut se reconnaître. Anny tournera jusqu’en 1943 essentiellement des films allemands. Elle passe à la postérité pour ses deux rôles chez le maître : le médiocre « The Manxman » et le présent film. La réussite de ce film, on la doit autant à l’interprète principale qu’à Hitchcock, qui a tourné une scène de huis clos assez longue, statique, qui aurait pu plomber son film. Mais pendant ce temps sans action, nous sommes avec Alice, Frank et Crew. Et surtout grâce à la comédienne, on ne s’ennuie pas, tant elle nous fascine. Avec ce second et dernier film, Anny devient (et seulement dans ce film) la première blonde hitchockienne. Elle a la classe des grandes (Bergman, Kelly) et si le destin l’avait fait naître plus tard, elle aurait été une merveilleuse Marnie.
En 1929, pour a firme BIP, Hitchcock s’attaque à son second film parlant, « Juno and the paycock ». Il s’agit d’une pièce de théâtre de Sean O’Casey, dont la première avait eu lieu en 1924 à Dublin. Un an plus tard, elle était représentée avec succès en Angleterre. Hitchcock disait que c’était l’une de ses pièces favorites. L’intrigue se déroule pendant la guerre civile entre l’Angleterre et l’Irlande. L’une des premières scènes est une fusillade. S’ensuit de longs bavardages sur les irlandais républicains contre les indépendantistes. Boyle est in ivrogne invétéré.C’est du théâtre filmé, Paycock, c’est Boyle, qui doit son titre de capitaine à une mission de transport de charbon entre Liverpool et Dublin. C’est la femme « Juno » qui porte la culotte. Tous deux espèrent un héritage, mais le malheur les poursuit: l'héritage est donné à des cousins, la fille qui a fauté est enceinte, et enfin leur fils Johnny, qui a laissé sa santé dans la lutte armée irlandaise, meurt. En tournant ce film, Alfred Hitchcok pensait à l’un de ses camarades du lycée Saint Ignatius, Reggie Dunn, devenu un terroriste de l’IRA. Il tua le maréchal Henry Wilson à Londres et fut exécuté en 1922. Le personnage du fils, Johnny, est inspiré par Reggie Dunn. Dans ce film, on trouve les prémices de l’extrêmisme idéologique, qui sera l’un des thèmes favoris de Sir Alfred par la suite. L’auteur de la pièce, Sean O’Casey, méprisait le cinéma, bien qu’il eut de bonnes relations avec Hitch. Il s’intéressa un temps au maître et voulu lui écrire un scénario original, « The green gates » Alma Reville, l’épouse du maître, ne supportait pas O’ Casey, un homme hostile au cinéma, et le projet tourna court. Pour le rôle du capitaine Boyle, Hitch voulait Arthur Sinclair, l’interprète de la pièce, mais il dut porter son choix sur Edward Chapman. Le rôle de Johnny échut à un écossais, John Laurie (1897-1980). Cet acteur, qui reviendra dans "Les 39 marches", participa à trois épisodes des avengers: "Mort d'un grand danois", "Une petite gare désaffectée", "Mademoiselle Pandora". Le rôle de Juno est tenu par Sara Allgood. En 1929, année du krach boursier, la firme BIP était en crise et beaucoup de réalisateurs furent licenciés, Hitchcock échappa à la purge. Mais il devait tourner en faisant un maximum d'économies, avec des bouts de ficelle, des pièces dont la rentabilité était quasi assurée d'avance. Les britanniques savaient que ce cinéma national n'était pas exportable, et ils veillèrent à ne plus engager d'acteurs étrangers, trop coûteux. Comme Anny Ondra qui retourna en Allemagne. Hitch l'avait faite venir pour "Blackmail" la même année 1929.
|