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Livre : L'histoire secrète de Twin Peaks saison 3

Twin Peaks

Saison 3


1. MY LOG HAS A MESSAGE FOR YOU



Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Un nouveau message est délivré à Dale Cooper par le géant. A New York, dans une impressionnante installation, un jeune enquêteur surveille une gigantesque boîte en verre vide. A Buckhorn, Dakota du Sud, un cadavre est découvert. A Twin Peaks, Margaret prévient l’agent Hawk : sa bûche a quelque chose à lui dire.

Critique :

Onze ans après son dernier film Inland Empire, vingt-cinq ans après la série d’origine, David Lynch retourne à Twin Peaks. Il le fait en compagnie de Mark Frost, co-créateur des saisons 1 et 2. Produit par Showtime, ce « Retour » à Twin Peaks repose sur une équipe technique composée de piliers de la série d’origine : Duwayne Dunham au montage (monteur et réalisateur des deux premières saisons), Angelo Badalamenti à la musique, Johanna Ray au casting… Nouveau venu d’importance, Peter Deming, chef opérateur de deux chefs d’œuvres de Lynch, Lost Highway et Mulholland drive. L’esthétique de ces deux films laisse imaginer un retour très sombre, notamment visuellement.

Sombre, le retour de Twin Peaks l’est. Les premières images, un prologue issu de rushs de la série d’origine, montre Dale et Laura dans la Black Lodge, lorsque ce serment était prononcé : « I’ll see you in 25 years ». Quelques nouvelles images de la ville apparaissent alors, dans la brume : la forêt, la scierie. Les couloirs du lycée, le cri d’une étudiante, issus du pilote, apparaissent, puis la photo de Laura. Alors, le thème d’origine résonne, et un générique proche de celui de la série originale débute. La chute du Grand Nord est filmée depuis le ciel, elle éclabousse l’écran comme une décharge extatique sur les notes d’Angelo Badalamenti. L’eau se fond dans les plis d’un rideau rouge, qui ondoie comme des flammes. Ce nouveau générique indique plusieurs choses. D’une part, la série sera à la fois Twin Peaks (la musique mythique est bien là), et en même temps sera différente : on passe de l’ancien générique apaisé, lent, à un nouveau montage plus rapide d’images en surimpressions menant de la forêt et de la chute aux rideaux rouges de la Black Lodge. Ce montage plus présent dès le générique, alternant réalité des paysages et monde des rideaux rouges, indique peut-être que la temporalité sera éclatée dans cette saison 3, que les fils narratifs seront plus sinueux. Ce retour à Twin Peaks ne réutilisera probablement plus l’ancienne narration chronologique et ancrée dans Twin Peaks, qui suivait strictement 24 heures de la vie de la bourgade par épisode.

L’épisode débute alors vraiment. Sombre : l’image est en noir et blanc. Dale Cooper retrouve le Géant. Trois nouveaux indices lui sont donnés. « Je comprends », dit l’agent Cooper, apparemment toujours coincé dans la Black Lodge, ou ailleurs, vingt-cinq ans après. Fondu au noir. Dans la forêt, le Dr Jacoby se fait livrer plusieurs pelles. On apprendra seulement dans cette saynète que Jacoby vit désormais dans la forêt, dans une caravane. La caméra est flottante, elle filme cette scène anodine comme une présence menaçante… La scène ne dit pas grand-chose, apparemment, et l’on soupçonne que c’est petit à petit que les personnages de la série d’origine referont surface, à la manière d’un puzzle qui se reconstitue.

Mais avant, nous voyageons à New York. Les arbres de Twin Peaks s’effacent par fondu au noir et sont remplacés par les tours de New York, transition admirable qui joue sur la verticalité de deux mondes, forêt et mégalopole. Avec ce changement géographique, comme dans Fire Walk With Me avec Deer Meadow, Lynch tourne autour de Twin Peaks, repousse notre attente. En nous montrant quelqu’un qui attend, dans son canapé, comme nous : Sam, un jeune homme semble vivre enfermé en haut d’un building, où il observe une boîte en verre à l’aide d’un système complexe de caméras et de branchements. Un bonzaï, une lampe, un sofa, composent son espace de vie. Le bonzaï renvoie-t-il à Windom Earle ? On apprendra dans une scène suivante que le jeune homme est un « agent » (mais de quel organisme ?) et qu’un précédent agent a « vu quelque chose » dans la boîte en verre. Une jolie jeune femme, Tracey, cherche désespérément à le séduire, lui apportant son café, et surtout à entrer, pour voir l’intérieur de cette installation. Mais il ne cède pas, lui rappelant que tout ceci est « top secret ». Dans cette scène, le désir est brûlant, par la sensualité des deux jeunes acteurs : la sensualité des couples de jeunes était primordiale dans les deux premières saisons de Twin Peaks, et elle était toujours menacée par une présence. Souvenons-nous de James et Donna menacés par le fantôme de Laura, et de Bobby et Shelly menacés par Leo, le mari routier toujours absent, mais aussi toujours prêt à surgir.

Retour à Twin Peaks. A nouveau, une saynète nous montre deux personnages connus : Ben Horne et son frère Jerry. Rien ne semble avoir changé, à l’Hôtel du Grand Nord. Ben discute avec sa nouvelle employée Beverly d’un problème de sconse qui s’est introduit dans une chambre (on se souvient des furets de la saison 2). Ben est physiquement le même, mais il est devenu plus sévère et « moral », semble-t-il. Que cache cette évolution ? Qu’est-il advenu d’Audrey ? Qu’est-il arrivé après le dernier épisode de la saison 2, où Ben avait violemment été frappé par Doc Hayward ? Des questions en suspens : après tout, vingt-cinq ans ont passé, et ce qui frappe, c’est surtout l’aspect immuable de la vie de Ben Horne, toujours derrière son bureau, toujours avec les mêmes bibelots, et toujours la même allure dans son costume de patron. Jerry Horne, par son comportement, reste Jerry, provocateur, cynique et fou. Ses changements à lui sont d’ordre physiques : il a une longue barbe blanche, une tenue de hippie. Jerry semble toujours trempé dans des trafics. Ben, lui, corrige son frère quand celui-ci lui demande s’il a déjà « sauté » la nouvelle, lui rappelant le mot R-e-s-p-e-c-t en l’épelant, avant de le sermonner pour avoir mis sur la tête le bonnet de leur mère. En une scène d’une sobre efficacité, on retrouve les dialogues de comédie à bâton-rompus de Ben & Jerry, signe rassurant du passé de la série. Mais quelque chose cloche, et c’est peut-être le vide sonore : pas de musique jazzy qui emplissait auparavant la scène et rythmait les paroles. Quelque chose « manque » à Twin Peaks… et c’est sûrement l’Agent Cooper. Ce manque du héros correspond peut-être au manque, pour l’instant, des musiques mythiques de la série. Une deuxième saynète s’enchaîne à celle de l’hôtel du Grand Nord : au commissariat, là aussi inchangé à l’exception des ordinateurs, Lucy est toujours à l’accueil. Comme la scène précédente, il s’agit d’une pause humoristique et rassurante. Comme une madeleine de Proust, nous savourons de retrouver Lucy toujours aussi décalée. Elle ne peut apporter de réponse à un visiteur des assurances : quel Shérif Truman veut-il voir ? L’un est malade, l’autre à la pêche… Nous apprenons là qu’il existe deux frères Truman, et, surtout, que l’un d’eux est malade. Là encore, quelque chose cloche. Le « retour » ne sera pas uniquement nostalgique, il sera teinté aussi de différences, de manques.

Après ce passage diurne et léger à Twin Peaks, c’est la noirceur à nouveau. La forêt, la nuit. Une musique hard-rock qui évoque Lost Highway et Rammstein résonne – il s’agit en réalité d’un morceau rock, « American Woman », ralenti x2 par David Lynch, portant la casquette de sound-designer en chef de sa propre œuvre, comme sur Twin Peaks: Fire Walk With Me ou bien Inland Empire, cette fois avec l’aide de son collaborateur Dean Hurley. L’homme qui conduit la voiture a les cheveux longs, une veste en cuir noir, une chemise en peau de serpent. Il est menaçant, terrifiant. C’est Dale Cooper. Mais on l’appelle désormais Mister C. Il se rend dans une bicoque en bois, où il maîtrise le gardien en quelques gestes qui témoignent de sa force criminelle. Là, une nouvelle « créature » apparaît dans l’univers de Twin Peaks, Buella. Après un échange mystérieux, le doppelgänger (double maléfique) de Cooper, qu’on imagine possédé par BOB, s’en va accompagné d’un jeune homme et d’une jeune femme, Ray et Darya. Dans cette scène, par quelques éléments simples et dans un découpage épuré, Lynch créé une tension permanente : ce sont les deux personnages handicapés tapis dans l’ombre, c’est Otis le moustachu dont la main frôle sans arrêt une arme à feu, c’est le hors-champ d’une pièce d’où arrive et où repart Buella. Et bien sûr, c’est aussi le travail du son, fait de nappes sourdes si typiques du travail de Lynch. La pression ne redescend pas, lorsqu’à New York, Sam, le jeune agent, fait finalement entrer Tracey. Devant la boîte en verre, ils cèdent au désir et commencent à faire l’amour. Si la scène possède une force érotique stupéfiante, c’est par la durée prise par le cinéaste. Une durée qui créé la tension, érotique d’une part, et horrifique d’autre part. Car, en parallèle de la scène de sexe, la boîte en verre devient noire. On est là presque comme dans Psychose, et l’on sait l’importance du cinéma d’Hitchcock chez Lynch, lorsque Marion prenait sa douche et que le rideau transparent de la douche était teinté de l’ombre d’un intrus s’approchant inexorablement. Dans la boîte en verre aussi, une présence apparaît, un corps blanchâtre, dont on pourrait presque penser qu'il s'agit d’un alien. Une scène troublante et marquante, à juste-titre climax central de l’épisode, et située, justement, au beau milieu de cette première heure. Sexe et horreur s’y enchaînent, et terminent en une apogée violente où la créature tue le couple en bondissant sur nous comme sur eux. Le son explose alors, après avoir bourdonné dans les basses pendant les longues minutes de tension qui ont précédé.

Après ce choc, nouveau fondu au noir, et nouveau voyage surprenant. Nous sommes, à chaque fois, téléportés sans prévenir vers de nouveaux lieux inconnus, créant un sentiment instable. De nouveaux visages, de nouvelles intrigues, qui ne se relient pas encore, à priori, ni à ce que l’on connaît de Twin Peaks, ni à Dale Cooper absent depuis sa première scène avec le Géant. Bienvenue, donc à Buckhorn, Dakota du Sud. Ville imaginaire, cette fois, nouvelle bourgade créée par Frost et Lynch après Twin Peaks et Deer Meadow. À Buckhorn, donc, une femme – obèse et accompagnée d’un minuscule chien, humour hérité de Jacques Tati que Lynch adore – découvre, dans son immeuble, une drôle d’odeur chez sa voisine et appelle la police. A l’humour façon Tati, Lynch mêle bien souvent l’horreur, et c’est le grand talent du cinéaste de mêler des émotions contradictoires. Les policiers piétinent devant la porte à cause de la voisine incompréhensible, puis d’un voisin chauve et louche, dans une longue scène qu’on croirait issue d’une pièce de Beckett. Mais, derrière la porte enfin ouverte, attendent les traces d’un meurtre sordide, gore : une tête coupée qui appartient à la voisine, Ruth, libraire de la ville, et le corps d’un homme non-identifié. Au premier duo d’agents de police succèdent deux autres enquêteurs, Dave et Constance, duo flegmatique qui rappelle celui d’une courte scène de Mulholland drive.

Retour à Twin Peaks, cette fois de nuit. Un plan survole la forêt, ce lieu fétiche de la série (pour l’avant-première de la saison 3, en guise de discours, Lynch n’a parlé que de son amour des forêts). Nouvelles retrouvailles, avec cette fois Margaret la Dame à la Bûche, qui appelle le commissariat et demande l’agent Hawk. Nouvelle maladresse de Lucy, au standard – comme au bon vieux temps, elle s’éternise à expliquer le fonctionnement du téléphone à l’agent demandé. Mais, là encore, aux similitudes s’ajoutent les différences. Les cheveux de Hawk sont blancs, mais, surtout, ceux de Margaret ont disparus, elle est atteinte du cancer et est équipée d’une aide respiratoire. Triste écho à la mort réelle de son interprète, Catherine Coulson, une semaine après le tournage, réellement atteinte du cancer. Tout au long de cette saison, il y aura des ponts entre le monde réel et celui de la fiction, parfois par ce rapprochement entre la condition d’un comédien ou d’une comédienne et son personnage. Ces deux premiers épisodes semblent d’ailleurs montrer Lynch et Frost tourmentés par le sujet du vieillissement et de la mort. Et, au cœur de cette scène, le manque. Quelque chose du passé n’est plus. Le message de la Bûche, délivré par Margaret à Hawk, est une mission : il doit retrouver la pièce manquante concernant l’agent spécial Dale Cooper. Pour cela, il doit « user de son héritage » (au sens d’hérédité, en anglais), se plonger dans le passé donc. Dans cette nouvelle saison de Twin Peaks, le Temps n’est jamais linéaire, il est déconstruit, ou bien pris à l’envers. Par cet indice sur l’héritage de Hawk, on pense bien sûr aussi à ses racines Indiennes, élément très présent dans le livre de Mark Frost L’histoire secrète de Twin Peaks et toujours sous-jacent dans la série, des tapisseries de l’hôtel du Grand Nord au récit de légende Indienne de la Black Lodge.

Les dernières scènes de ce premier épisode – mais ce n’est que la « moitié » de l’introduction, puisque les épisodes 1 & 2 ont été diffusés couplés comme un film d’1h50 lors de la première – montrent l’étau qui se resserre, à Buckhorn, autour d’un homme apparemment normal, Bill Hastings, dont on a retrouvé les empreintes sur les lieux du crime. Les premières scènes très opaques (New York) ou bien sans enjeux apparents (les saynètes à Twin Peaks) laisse place à une enquête qui prend forme. Le récit est lancé, et l’on retrouve la veine policière qui irriguait Twin Peaks à l’origine : tous les éléments des saisons 1 et 2 seront bien là, polar, horreur, comédie, sensualité, mais sous des formes inattendues et renouvelées. De même à Twin Peaks où l’agent Hawk est désormais chargé d’une mission. Il rouvre le dossier « Laura Palmer », afin d’y retrouver une pièce manquante concernant l’agent Dale Cooper, et fait pour cela appel à Lucy et Andy. Répétition et différence, encore et toujours : les deux collègues n’ont absolument pas changés, et s’en est même inquiétant. Mais, différence et signe du temps passé, ils sont mariés et parents, d’un certain Wally dont ils parlent beaucoup, beaucoup trop pour Hawk qui tente de les recentrer sur la nouvelle enquête qu’il leur confie. Cet échange basé sur le contraste entre la logorrhée d’Andy et Lucy et le mutisme sérieux de Hawk nous apprend tout de même que l’agent Cooper a bel et bien disparu, introuvable depuis « plus de vingt-quatre ans », ayant disparu avant la naissance de leur Wally. Frost et Lynch tissent des traits discrets, non ostentatoires, avec la série d’origine qui se concluait par Cooper possédé par BOB, et laissait Lucy enceinte, joue contre joue avec Andy dans leur dernière scène. Et, dernier souvenir offert aux fans, Hawk promet à Andy et Lucy « du café et des donuts » pour les encourager dans leur travail.

Nous sommes donc bien au début d’un retour à Twin Peaks, encore partiel, mais plein de promesses. Tous les éléments de la série d’origine sont là, mais détournés, renouvelés, dans des lieux étrangers. Le passage dans la bourgade éponyme ne constitue qu’une part frustrante de l’épisode, frustration volontaire de la part de Frost et Lynch comme pour mieux savourer ces scènes à Twin Peaks, qui durent en tout 9 minutes 30 sur les 50 minutes de cette première partie. Au-delà du retour à Twin Peaks, il s’agit surtout du retour du cinéaste David Lynch, qui nous offre de nouveaux mondes et de nouvelles atmosphères à ajouter à la fantasmagorie développée dans sa filmographie, et dont la salle de la boîte en verre de New York est la plus marquante de ce premier chapitre. C’est donc à la fois bien Twin Peaks et à la fois une nouvelle œuvre de la filmographie de Lynch, peut-être même une œuvre somme, qui relie tous les univers du réalisateur… Car le Cooper maléfique a quelque chose du Fred de Lost Highway, roulant lui aussi dans la nuit au son d’un rock maléfique ; l’enquête à Buckhorn et la découverte du cadavre dans le lit rappelle l’ambiance de certaines scènes de Mulholland drive ; et les apparitions dans la boîte en verre évoque certains effets spéciaux artisanaux et terrifiants de Inland Empire. Ce retour à Twin Peaks est un voyage sensoriel, tout en posant nombre de clés qui seront, on le devine, importantes pour la suite. L’esthétique marque le bond des vingt-cinq ans, avec une qualité numérique, un format 16/9, et des effets spéciaux digitaux. Et en même temps, le travail sur les contrastes et les tons sombres poursuit la série d’origine et Fire Walk With Me. Enfin, cet épisode est bel et bien un bout de « film », comme avait prévenu Lynch. Twin Peaks The Return est un film de 18 heures, coupé en chapitres, et dont Showtime a d’ailleurs diffusé les deux premiers épisodes comme un long-métrage d’1h50. Un film auquel un Oscar du meilleur acteur est à remettre à Kyle MacLachlan, impressionnant dans son nouveau double maléfique C., usant de son regard noir et d’une nouvelle voix plus grave. Pour le moment, le « bon » Dale est toujours dans la Loge, tout comme le spectateur est toujours coincé à la lisière de Twin Peaks. Comme une conséquence, les musiques d’Angelo  Badalamenti sont absentes, laissant plutôt places aux effets de sound-design menaçants de Lynch. Gageons que, Dale délivré, nous retournerons progressivement de plus en plus à Twin Peaks.

Anecdotes :

  • Le duo de Dave et Constance peut rappeler le duo de policiers de Mulholland drive, et pour cause, car Dave est incarné par Brent Briscoe, qui jouait l’un de ces deux inspecteurs dans Mulholland drive, aux côtés de Robert Forster. Ce dernier tiendra lui aussi un rôle important dans Twin Peaks saison 3, comme si ce retour était l’occasion pour Lynch de collaborer à nouveau avec les comédiens qu’il a aimé croiser dans sa carrière. Initialement, Forster et Briscoe auraient dû camper un duo d’inspecteurs pour plus d’une saynète dans Mulholland drive, projet de série avant d’être transformé en film, et Lynch peut enfin leur offrir de vrais rôles avec la saison 3 de Twin Peaks. Une chance, car la mort a malheureusement rattrapé Brent Briscoe après ce projet, comme plusieurs autres membres du casting.

  • Les fans du cinéma d’épouvante reconnaîtront Matthew Lillard, l’un des jeunes assassins de Scream de Wes Craven, ici dans le rôle de Bill Hastings. La carrière de ce brillant acteur a aussi été marquée par son rôle… de Sammy dans Scooby-Doo. 

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2. THE STARS TURN AND A TIME PRESENTS ITSELF

Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

A Buckhorn, l’étau se resserre autour de Bill Hastings. Sa femme Phyllis semble complice de ce piège avec leur avocat, qui se révèle être aussi son amant. Mais Phyllis est assassinée par le double maléfique de Cooper en rentrant chez elle. Ce dernier cherche à échapper à la Black Lodge, tandis que son double, le Bon Dale, cherche à en sortir.

Critique :

Le deuxième épisode de Twin Peaks The Return est bel et bien le deuxième segment d’un long-métrage, comme le montre la coupure du montage : un son de basse qui concluait la scène de l’épisode 1, lorsqu’un bout de chair était trouvé dans un coffre, nous relie dans l’épisode 2 à Bill Hastings, paniqué dans sa cellule de prison à Buckhorn et dont les pensées noires semblent s’incarner par ces basses bourdonnant dans sa tête. Son épouse Phyllis, inoffensive femme bourgeoise en apparence dans le premier épisode, qui s’inquiétait pour sa réception du soir lorsque la police sonnait à sa porte, se révèle être la perverse instigatrice d’un piège se refermant sur son mari, avec l’aide de son amant, avocat du couple. Comme dans les premières saisons de Twin Peaks, les images les plus lisses cachent des perversions. Seul, Bill Hastings retrouve ses pensées noires en répétant « Oh, my God… », la caméra exécute un travelling latéral, et un être spectral apparaît alors dans la cellule d’à côté. Une créature noire qui disparaît dans les airs… Parallèlement, en rentrant chez elle, l’épouse d’Hastings croise une autre créature, Cooper/BOB, tapi dans l’ombre. Les deux semblent complices d’une machination, reliant le récit de Buckhorn à celui du double maléfique de Cooper. Plus tard, nous retrouverons Cooper/BOB alias « Mister C. », qui dîne avec Darya et Ray et un troisième associé, le mutique Jack, discuter d’une information à soutirer de la secrétaire d’Hastings. Ainsi, le meurtre de Buckhorn serait directement lié à une quête du double maléfique de Cooper.

Mais alors que l’on recolle des pièces du puzzle, Lynch et Frost nous embarquent à Las Vegas comme pour agrandir ce puzzle, encore et toujours. Dans la ville du jeu, dans un bureau luxurieux, un certain Mr Todd (Patrick Fisher, vu dans Mulholland drive) remet une somme d’argent à un employé, en parlant d’une fille « qui a le job ». Un langage crypté qui poursuit ce jeu de complexification cher aux créateurs de la série et de nouvelles pistes à analyser à l’infini. Son jeune employé, Roger, ose lui poser une question : « pourquoi le laissez-vous vous forcer à faire ces choses ? ». Todd réplique qu’il lui conseille de ne jamais laisser entrer « quelqu’un comme lui » dans sa vie. De qui parlent-ils ? BOB ? Cooper ? Le mystère reste entier, dans cette scène qui évoque fortement les échanges mafieux à Hollywood dans Mulholland drive. On pourrait presque y voir ici Lynch qui s’auto-parodie, sur-jouant son goût du mystère avec des « missions secrètes » et des gangsters de cinéma. Notons que le plan d’introduction aérien de Las Vegas reprend la musique jazzy « Freshly Squeezed », première apparition de l’ancienne B.O. de la série dans cette nouvelle saison. Plus tard dans ce deuxième épisode, un plan dans la forêt reprendra le morceau de Badalamenti « Dark Mood Woods » (issu de la saison 2). Pas encore de nouveaux thèmes d’Angelo Badalamenti donc, mais pour faire le lien entre les saisons de 1990-1991 et celle de 2017, des musiques d’origines sont reprises, en toute liberté : « Freshly Squeezed » est utilisé dans un tout nouveau contexte (Las Vegas), tandis que « Dark Mood Woods » est utilisé dans un esprit de continuité, associé à l’approche de la Black Lodge comme dans la deuxième saison. Ce thème « Dark Mood Woods » résonne dans la forêt, tandis que Hawk et la Dame à la Bûche communiquent par téléphone. Ces courtes scènes chez Margaret, bloquée à l’autre bout du fil sur son fauteuil, sont source d’une émotion liée à notre monde réel : elles sont doublement bouleversante pour le spectateur qui connaît le lien d’amitié qui unit le réalisateur David Lynch et l’interprète Catherine Coulson, déjà assistante sur le tournage d’Eraserhead où Lynch avait eu l’idée de lui attribuer un jour une bûche pour la faire jouer dans un de ses projets. Personnage et actrice se rejoignent définitivement, par le cancer qui atteint les deux.

A l’autre bout du fil, Hawk trouve Glastonbury Grove, le lieu de passage vers la Black Lodge… Il attend devant, comme Harry Truman vingt-cinq ans plus tôt. Nous ne verrons pas la suite de cette escapade nocturne vers la Black Lodge, car nous sommes projetés à l’intérieur de ce lieu maléfique et fantastique. A l’intérieur, le « Bon Dale » est toujours en attente. Le Manchot, Mike, réapparaît. Puis, Laura Palmer. Cooper ne peut croire qu’il s’agit d’elle : elle est morte, comment peut-elle avoir vieilli ? Toujours la thématique du Temps, réinterrogé en permanence, mis en doute, et le vieillissement source de trouble. La réponse est une nouvelle énigme : « je suis morte, et pourtant je vis ». Bien sûr, chaque instant de cet échange entre Dale et Laura semble porteur d’indices, comme l’étaient les rêves de Dale Cooper par le passé. A nouveau, Laura embrasse Dale, comme vingt-cinq ans auparavant, et lui chuchote à l’oreille. Mais que lui dit-elle ? Nous ne l’entendons pas, comme dans la toute première apparition de la Loge où elle chuchotait le nom de l’assassin sans que Dale ne s’en rappelle au réveil. Cette fois, Cooper semble s’effrayer du secret chuchoté à l’oreille. Laura disparaît alors, dans un hurlement terrible, en s’envolant, se déformant, comme un ballon de baudruche. Comme si elle mourrait une dernière fois : peut-être devait-elle revenir uniquement pour sauver Dale, comme lui était apparu en ange gardien à la fin de Fire Walk With Me ?

Dans cet échange, n’oublions pas un moment stupéfiant : Laura pose sa main sur son propre visage, qui s’ouvre en deux, produisant une intense lumière. Effet surnaturel, qui rappelle là encore Inland Empire, film dans lequel Lynch commençait déjà à chercher une nouvelle manière d’utiliser l’outil numérique, avec par exemple le visage monstrueux et déformé apparaissant subitement en surimpression sur celui de Laura Dern. Certes, ce goût pour les effets spéciaux était déjà présent dans son premier film Eraserhead, mais à l’époque par un usage du stop-motion ou de sculpture très personnelles du cinéaste (le bébé monstrueux). Twin Peaks The Return mélange ces deux types d’effets avec brio, notamment dans la Black Lodge : le rideau rouge se met à voler, ouvrant sur un espace noir où un cheval blanc attend, image à la fois abstraite et hyper-détaillée par la qualité du numérique ; puis, on découvre une « évolution du bras » (« the evolution of the arm »), c’est-à-dire l’Homme Venu d’Ailleurs transformé en Arbre à tête de gomme. Image surréaliste qui évoque, là aussi, les premiers délires visuels d’Eraserhead. En même temps, ce nouveau « Mike » colle à la phrase prononcée par celui-ci dans le dernier épisode de la saison 2 : « quand vous me reverrez, ce ne sera pas moi ». Sa tête, semblable à de la gomme, évoque Eraserhead autant que la réplique culte : « ce chewing-gum que vous aimez reviendra à la mode » (« that gum you like will come back in style ») issue du premier rêve de Cooper, dans la saison 1. « L’Arbre » apprend à Cooper que son double maléfique, son doppelgänger possédé par BOB, doit entrer dans la Black Lodge, pour que lui puisse en sortir.

Le montage propose un raccord de la Black Lodge au monde réel, sur ces mots, montrant le double maléfique ayant remplacé Cooper dans cette réalité. « Mister C. » change de voiture avec son complice Jack et procède alors à un geste étrange, menaçant, serrant lentement la mâchoire de Jack. L’a-t-il tué ? Dans la nuit, « C. » retrouve sa seconde complice, Darya, dans un motel. A nouveau, les atmosphères de Lost Highway ressurgissent, dans cette scène magistrale où Lynch fait durer l’échange créant une tension insoutenable. Mister C. se tient dans la pénombre, et l’espace d’une seconde sa silhouette noire ressemble à celle du BOB interprété par Frank Silva dans les deux premières saisons… Il se rend dans la salle de bain pour se brosser les dents, clin d’œil possible à la dernière scène de la saison 2 où Cooper possédé par BOB déclamait sombrement devoir se brosser les dents avant de se jeter la tête contre le miroir de la salle de bain. Dernier écho tragique du passé, la version maléfique de Cooper sort un dictaphone, son objet fétiche associé à l’humour des premières saisons, mais là comme un piège se renfermant sur Darya : il a placé sur écoute son téléphone, et révèle connaître ses intentions de traîtrise. Dès lors, Darya se sait condamnée à mourir, mais la scène dure et dure encore, Mister C. interrogeant sa captive dans le lit de longues minutes avant de la tuer. Par cette confession forcée, Lynch et Frost révèlent un certain nombre d’informations : Ray, l’autre complice, était sensé récupérer des coordonnées géographiques auprès de la secrétaire d’Hastings à Buckhorn ; ces coordonnées sont peut-être en lien avec le retour de Mister C. dans la Black Lodge, lieu où il est rappelé le lendemain, mais auquel il va chercher à échapper. Potentiellement en lien avec la Black Lodge, Mister C. montre à Darya un symbole qui rappelle celui de la Owl Cave et de la bague verte de Fire Walk With Me, mais transformé en une sorte de gros point noir ailé. Darya ne reconnaissant ce symbole, elle est tuée dans un instant difficilement soutenable où elle se débat, avant d’être maîtrisée par Mister C. et tuée sous l’oreiller, au son d’un « pop », et son corps émettant ensuite une sorte de fumet – les mises à mort sont toujours l’objet d’une mise en scène inventive et macabre chez Lynch, comme en témoignait déjà celle de Phyllis Hastings accompagnée d’un étrange soubresaut numérique. Par son interrogatoire, Mister C. a également appris que Ray reçoit des ordres d’un certain « Jeffries » qui cherche à éliminer Mister C. S’agit-il de Phillip Jeffries, l’agent du FBI joué par David Bowie dans Fire Walk With Me ? Mister C. entre en communication avec lui par un système caché dans une mallette – les fans les plus assidus reconnaîtront l’exacte mallette avec laquelle Windom Earle plaçait Cooper sur écoute dans la saison 2, détail de plus aux rappels permanents d’éléments des premières saisons et de Fire Walk With Me. A l’autre bout du fil, une voix qui se prétend bien être celle de Phillip Jeffries, autre retour improbable du passé. Tout comme l’Homme Venu d’Ailleurs (le "Bras", devenu "l'évolution du bras" sous forme d'arbre surmonté d'un chewing-gum), le personnage de Jeffries réapparaît par une voie détournée, cette fois par la voix. A nouveau, Frost et Lynch questionnent le Temps et la mort, puisque son interprète David Bowie est décédé avant le tournage de cette saison. Surprise totale donc, concoctée par les deux auteurs, que ce retour de Jeffries, qui dit avoir « raté » Cooper « à New York » : Jeffries est-il l’agent à l’origine de la salle d’observation et de la boîte en verre ? Sans cesse, on cherche à reconstituer le puzzle, tout en restant dans l’impossibilité d’en avoir une vue d’ensemble. Cooper demande à Jeffries s’il est toujours « nulle part », autre rappel de Fire Walk With Me où Phillip Jeffries apparaissait et disparaissait aussi subitement dans les bureaux de Philadelphie. Enfin, Jeffries mentionne Garland Briggs, affirmant que Cooper et Briggs se sont rencontrés : même surprise d’un retour improbable, là encore à cause de la mort de son interprète, Don S. Davis nous ayant quitté en 2008. On le constate, les dialogues dans ce retour à Twin Peaks sont plus que cryptiques, et selon le niveau de connaissance du spectateur sur l’univers entier de l’œuvre, ils seront totalement flous ou bien plus précis : ici, ceux qui auront lu le livre de Mark Frost, L’histoire secrète de Twin Peaks, savent que Cooper possédé par BOB a rendu visite au Major Garland Briggs après la fin de la saison 2, ce à quoi fait potentiellement allusion la voix de Phillip Jeffries. Mais s’agit-il bien du même Phillip Jeffries ? Car les doubles sont nombreux dans Twin Peaks, et celui de Cooper exprime ses doutes face à cette voix qui semble trop en savoir : « êtes-vous Phillip Jeffries ? Qui êtes-vous ? ». Un écho de cette première scène dans la Black Lodge, où le Bon Cooper croyant rêver se demandait si Laura était bien Laura. Où encore à cette scène de Fire Walk With Me dans laquelle Jeffries pointait du doigt Cooper en demandant : « Qui croyez-vous que cela soit ?! ». Phillip Jeffries fait ses adieux à Cooper avant de raccrocher, car « demain », Cooper retournera dans la Black Lodge et Phillip « sera de nouveau réunit avec BOB ». On reconnaît là l’art de Mark Frost de tendre des fils entre les épisodes pour créer l’attente du spectateur : on peut espérer voir, dans la suite de l’épisode ou dans l’épisode 3, Cooper/BOB retourner dans la Black Lodge. La promesse d’évènements importants à venir est souligné dans la fin de la séquence, où Mister C. se rend dans la chambre voisine pour retrouver Chantal, une complice secrète, à qui il demande de se rendre à un « certain endroit » avec son mari dans « quelques jours ». La scène se termine par un échange salace entre les deux personnages, sombres et monstrueux tous deux – ce nouveau personnage féminin est incarnée avec brio, comme toujours, par l’excellente Jennifer Jason Leigh.

Dans la Black Lodge, l’approche du « moment clé » se fait sentir. Dans l’univers de Twin Peaks, tout est question de dates, de coordonnées, de planètes qui s’alignent – bref, de Temps et d’Espaces. Dans cet espace parallèle qu’est la Black Lodge, l’Arbre « évolution du bras » délivre un nouveau message au Bon Cooper : « Time and Time Again ». Seraient-ce les paroles du standard de jazz I’m a fool to want you ? « time and time again, I said I’ll leave you… ». Une chanson co-écrite et chantée par Frank Sinatra, personnage dont l’ombre flottait sur la série par les imitations de Leland Palmer (mais aussi par son implication dans l’affaire Marylin Monroe qui servit de première inspiration au duo Frost/Lynch dans l’écriture de l’affaire Laura Palmer). On sait que le « Bras » aimait la musique, puisqu’elle « flotte toujours dans les airs » là d’où il vient. C’est aussi une énième mention du Temps, cette fois répété encore et encore, la où le Manchot questionnait Cooper sur l’indétermination entre Passé et Futur. Toujours est-il qu’il « est temps », le temps pour Dale de fuir, à présent : « go now ». Cooper suit le Manchot, et cherche à s’échapper. Mais il fait face à un rideau infranchissable. Il croise à nouveau Leland Palmer, vingt-cinq ans après l’épisode final, qui lui dit : « Trouvez Laura ». Autre promesse, autre attente, lancée au spectateur : Cooper retrouvera-t-il Laura ? De quelle manière ? Ces bouts de phrases énigmatiques, tournées à l’envers par les comédiens et remises à l’endroit au montage selon l’idée géniale de Lynch, sont aussi une invention scénaristique géniale : autant de promesses dont on attend des retombées, et de casse-têtes qui hantent le spectateur pour la suite des évènements. Car nous avons été habitués à interpréter les mots prononcés dans la Black Lodge depuis l’époque où Cooper nous avait averti : « break the code, solve the crime » (« défaites le code, résolvez le crime »). Il fallait interpréter les indices d’un rêve, comme en psychanalyse, pour mener une enquête de police. Mais cette fois, « quelque chose cloche », comme s’en inquiète le Manchot (« something is wrong… »). Et pour cause : en ouvrant les rideaux, Cooper a soudain une vue plongeante sur une autoroute, où son double maléfique conduit – image à la René Magritte, peintre ultra cité par Lynch dans l’univers de Twin Peaks. Cooper ne sait s’il doit sauter, et un double de l’Arbre, surmonté cette fois d’une tête de Maïs (le « garmonbozia », sûrement) hurle : « non-exist-ent ! ». Ces dernières paroles sont effroyables. Que signifient-elles ? Cooper est-il voué à rester inexistant ? A ne jamais retrouver le monde réel ? Où est-ce la Loge qui n’existe pas, signe que tout ceci n’est qu’un rêve ou un délire de Cooper devenu fou ? Le sol de la Lodge devient volumineux, et mouvant : précédemment, les effets numériques avaient levé les rideaux et montré un cheval flottant ; cette fois, des effets spéciaux concrets, tangibles, transforment notre perception de la Black Lodge. Cooper terrifié saute dans une eau noir – est-ce la fameuse huile noire, la « Black Oil » donnée par Margaret à Cooper pour trouver l’accès de la Black Lodge à la fin de la saison 2 ? L’eau noire se transforme en vide cosmique, et Cooper chute alors dans un amas d’étoiles. Une image qui évoque la réplique de Laura Palmer dans Fire Walk With Me : « on tomberait de plus en plus vite dans l’espace jusqu’à exploser ». Mais aussi avec la chanson Falling d’Angelo Badalamenti, chantée par Julee Cruise, et dont la version instrumentale est le thème principal de Twin Peaks. Cooper est projeté à New York, où il apparaît dans la boîte en verre. Les mystérieuses séquences de la boîte en verre trouvent ici leur point de chute, c’est le cas de le dire. Et au même moment, les deux jeunes agents Sam et Tracey sont encore vivants, dans la pièce d’à côté : signe du dérèglement de la temporalité dans cette nouvelle saison, nous sommes revenus en arrière dans la chronologie du premier double-épisode. « Est-ce le passé, ou le futur ? », question du Manchot qui semble très importante dans la compréhension de Twin Peaks The Return. L’apparition monstrueuse qui va tuer les deux jeunes agents a-t-elle un lien direct avec l’apparition de Cooper, flottant dans la boîte en verre ? Cette séquence, qui nous fait passer avec Cooper par un vide intersidéral avant d’être en lévitation rappelle les expérimentations visuelles les plus folles de Lynch, celles d’Eraserhead et Inland Empire, aux deux extrêmes de sa filmographie.

Nous sommes soudain dans la maison des Palmer, où Sarah regarde seule la télévision, fumant cigarettes sur cigarettes, de nombreuses bouteilles d’alcool sur la table. Nouvelle image du temps qui a passé, terrible. Les images sur l’écran de télévision sont celles d’un tigre attaquant un autre animal, violemment, de nuit. Ces images semblent fasciner Sarah Palmer, tandis que des sons étranges résonnent autour d’elle. « Listen to the sounds », a prévenu le Géant, et il semble possible que cette scène intrigante contienne des indices sonores cachés. La scène s’arrête là, et nous passons alors au Roadhouse dont le néon Bang Bang Bar nous projette vingt-cinq ans en arrière. Le lieu n’a pas changé, et à l’intérieur, nous retrouvons Shelly avec ses amies quadragénaires. Elle parle de sa fille Becky – l’a-t-elle eue avec Bobby ? On ne le sait pas encore. Shelly s’inquiète du choix de petit ami de sa fille, Steven, et cette conversation renvoie au passé de Shelly qui elle-même choisissait mal ses petits copains. Il semble donc que le passage du temps ait été favorable à Shelly, devenue une femme belle et heureuse, entourée d’amies, ayant appris de ses propres mauvaises expériences amoureuses pour éduquer sa fille. Mais les apparences sont toujours trompeuses à Twin Peaks. Qui est l’homme mystérieux, en veste de cuir, qui lui fait un signe au bar ? On peut simplement reconnaître son interprète, Balthazar Getty, déjà vu dans Lost Highway. Derrière lui, au bar, les fans attentifs peuvent reconnaître l’acteur Walter Olkewicz qui incarnait Jacques Renault dans les premières saisons – encore une fois, un étrange revenant puisque le personnage Jacques Renault est sensé être mort depuis la fin de la saison 1. Le générique de fin indique que son nouveau personnage est celui de « Jean-Michel » Renault. James Hurley réapparaît aussi, accompagné d’un jeune homme inconnu : est-ce son fils ? Shelly reconnaît James et suppose qu’il jette un regard amoureux à l’une de ses copines. Shelly leur explique que James « est cool », et qu’il a eu un accident de moto. Ces échanges rapides ouvrent des pistes sur les vingt-cinq années que nous avons manqué, sans savoir si ces pistes sont importantes ou non. Toujours est-il que ces personnages sont toujours là, à Twin Peaks, sirotant un verre au Roadhouse. Le Temps n’est pas toujours à l’origine de manques ou de différences, il peut aussi donner l’étrange impression que rien ne change jamais. Sur scène, le groupe des Chromatics interprète une chanson dont les paroles disent : « at night I’m driving in your car, pretending that we’ll leave this town ». On ne quitte jamais vraiment Twin Peaks.

Anecdotes :

  • Les épisodes de Twin Peaks n’ont normalement jamais de titre, selon le souhait de David Lynch et Mark Frost (ce sont, pour eux, des « chapitres » d’une grande histoire). A l’époque de la saison 1 et 2, c’est lors d’une diffusion de la série en Allemagne que les diffuseurs avaient inventé des titres, plus tard traduits en anglais et conservés par les fans pour s’y retrouver dans les épisodes. Lors de cette troisième saison, c’est la chaîne Showtime qui a proposé des « sous-titres » issus de citations de chaque épisode. Les deux premières parties de Twin Peaks, The Return, peuvent donc être surnommés « My log has a message for you » et « The stars turn and time presents itself », deux phrases prononcées par Margaret dans chacun de ces deux épisodes.

  • Toujours pointilleux, David Lynch préfère nommer ces dix-huit épisodes « Twin Peaks The Return » plutôt que la « saison 3 » de Twin Peaks. 

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3. CALL FOR HELP

Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

L’agent Cooper s’échappe de la Black Lodge, mais se retrouve dans un autre univers inconnu. Son double maléfique est pris de vertiges. Un autre double, Dougie, semble au plus mal lui aussi. 

Critique :

L’introduction constituée par les deux premiers épisodes partait dans une foule de directions, empilant les nouvelles trames et les nouveaux mystères pour lancer le retour à Twin Peaks, créant la frustration en laissant Dale Cooper absent du monde réel puis suspendu dans un vide cosmique. Le troisième chapitre se concentre sur notre héros, apportant une forme de résolution au puzzle complexe des deux premiers chapitres. A la suite de saynètes présentant des lieux et des personnages nouveaux, succède un épisode suivant Cooper dans son voyage entre les mondes. L’introduction le montre à nouveau en train de chuter dans l’espace, avant de se retrouver au balcon d’un bâtiment immense. La manière dont son corps atterrit évoque les effets spéciaux surréalistes de Eraserhead, remis au goût du jour des effets numériques. Cooper fait face à une mer violette. Il entre, et découvre une femme aux yeux recouverts de chair. La femme semble asiatique – une réminiscence de Josie Packard ? Probablement pas, puisqu’en réalité le générique final nous révèlera son nom comme étant celui de Naido. Les couleurs sont d’un rose pâle, créant un nouvel univers fascinant. Sur le côté, une machine au chiffre « 15 » fascine Cooper. La femme mystérieuse veut lui parler, mais n’y parvient pas : elle ne peut prononcer que des suffocations saccadées, tandis que le montage opère des saccades similaires, avec un effet d’aller-retour d’images très perturbant. Cooper et la femme sortent de la pièce mauve et se retrouvent dans l’espace, sur une plateforme volante. Bref, une succession d’images hallucinantes qui plongent le spectateur dans un état de rêve éveillé, sublime moment d’imagerie surréaliste à la Lynch. La femme semble se sacrifier en appuyant sur un levier, avant d’être projetée dans l’espace. Puis, dans les étoiles, une forme flottante apparaît : le visage de Garland Briggs, qui prononce « Blue Rose », évocation de la Rose Bleue, le mystérieux « code secret » de Gordon Cole dans la séquence d’introduction de Fire Walk With Me. En faisant apparaître Garland Briggs, par la magie du montage, David Lynch continue son travail de réincarnation des disparus de la série (après avoir fait revenir Phillip Jeffries/David Bowie vocalement dans l’épisode précédent).

Quand Cooper redescend, la pièce est similaire et différente à la fois : les teintes sont différentes, et le montage n’est plus saccadé. Comme si Naido avait changé toutes les données en tirant sur le levier. Même la machine est transformée, dotée désormais d’un chiffre 3. Le goût de Frost et Lynch pour la numérologie et les détails nous pousse à chercher ici encore une interprétation, sans pouvoir l’obtenir, comme dans un rêve impossible à décoder. De même, Naido a cédé sa place (ou s’est transformée ?) en une autre femme, au visage d’occidentale et pour cause puisqu’elle est créditée au générique sous le nom de « American Girl ». Cette nouvelle femme mystérieuse est incarnée par Phoebe Augustine, qui jouait Ronette Pulaski dans les premières saisons, et là encore il s’agit probablement d’une fausse piste vouée à ouvrir l’imaginaire du spectateur. Le visage nous rappelle celui de Ronette, et chacun peut dès lors se laisser aller aux extrapolations pour expliquer son apparition en « american girl » d’un autre monde. Ce personnage invite Cooper à se dépêcher, car « Mother » (la Mère) arrive et en effet, d’inquiétants coups sont frappés aux parois. Mais se dépêcher pour aller où ? Cooper semble trouver une issue dans la machine numérotée du chiffre 3, et soudain, le montage nous mène au monde réel où son double maléfique roule en berline noire dans le désert. Tandis que Mister C. est pris de vertiges et semble attiré par son allume-cigare, le bon Cooper entre alors dans la machine, comme aspiré par la lumière et les sons qu’elle émet. Son corps se déforme, disparaît dans le métal. Ne reste que ses chaussures – autre effet loufoque et déstabilisant à la Eraserhead, où le héros perdait la tête d’un coup de gomme. Dans le désert, Mister C. perd aussitôt le contrôle de son véhicule et a un accident. Les rideaux rouges lui apparaissent. Mais Mister C. se retient de vomir…

Nous sommes alors menés ailleurs, dans un village en plein désert nommé Rancho Rosa. Là, un nouveau double de Cooper apparaît : Dougie. Il est aux côtés d’une prostituée, magnifique femme noire et nue dans son lit, qu’il paye. Ce dénommé Dougie est-il lui aussi un « doppelgänger », ou un autre type de double ? Kyle MacLachlan l’interprète comme un personnage plutôt stupide, bien différent de Cooper et de son double Mister C. Il a une coiffure ridicule, un peu de ventre, des vêtements colorés kitchs. Et c’est pourtant ce personnage ridicule qui porte au doigt l’importante bague de jade verte, celle vue dans Fire Walk With Me. Et, comme par conséquent, le bras gauche de Dougie est soudainement « mort », réminiscence de la fin de la saison 2 où plusieurs personnages étaient atteints de douleur à ce bras lorsque la porte de la Black Lodge s’ouvrait. Il est pris d’un malaise, il vomit une étrange mixture et se retrouve transporté dans la Black Lodge, où le Manchot récupère la bague. Dougie « désenfle », se désintègre : son visage disparaît dans une fumée noire, là encore façon Eraserhead, et se transforme en bille dorée ! Pendant ce temps, le double maléfique de Cooper semble échapper à la Black Lodge et vomit enfin, une matière qui semble être un mélange noir et jaune, peut-être de « black oil » et de « garmonbozia », deux matières inventées dans la saison 2 et dans Fire Walk With Me. La police découvre plus tard sa voiture accidentée, d’où émane une odeur insupportable – on se souvient des odeurs d’essences dégoûtantes qui émanaient des apparitions de BOB (à l’époque, dans le corps de Leland) ou du pot de « black oil » dans la saison 2. Mais la question reste en suspend : Mister C. est-il encore vivant ?

Le « vrai » Dale Cooper retourne quant à lui dans le monde réel par les prises électriques (!), dans son costume du FBI. Twin Peaks nous mène là à un instant de pure hallucination, même si tout repose sur une logique, secrète peut-être, mais cohérente : la machine du monde de Naido et de l’American Girl était donc une forme de prise électrique, et ce conduit relie les mondes réels et parallèles. David Lynch répète souvent en interview être fasciné par les mystères de l’électricité, et dans Fire Walk With Me, il associait le son émit par l’Homme Venu d’Ailleurs (aussi appelé le « Bras ») aux poteaux électriques. BOB y prononçait « e-lec-tri-ci-ty » dans un plan où la caméra se plongeait dans sa gorge. Dale Cooper se réveille donc dans cette maison de Rancho Rosa, avec cette prostituée prénommée Jade (comme la bague verte, de Jade ?). Mais là est le hic : Cooper semble amnésique. Marchant comme un zombie derrière Jade, il est un pantin source de comédie et de malaise à la fois. Jade retrouve dans la poche de Cooper la clé de sa chambre d’hôtel du Grand Nord, celle de 1991… vestige et signe d’un Temps « mis en pause » comme par magie pendant vingt-cinq ans. En quittant Rancho Rosa, en voiture avec la prostituée, Cooper évite par chance ou, là aussi, par magie, d’être vu par des snipers qui l’attendent. Tout simplement en se baissant au bon moment pour ramasser la clé de la chambre d’hôtel du Grand Nord, tombée tandis que Jade roule sur un ralentisseur. Ce retour de Cooper à la réalité donne lieu, de manière inattendue, à un humour tordu comme seul Lynch et Frost peuvent le concocter. Pour finir ce passage à Rancho Rosa, une dernière saynète montre une voisine, visiblement droguée car piquée de partout, hurlant en boucle « 1-1-9 ! » (le numéro d’urgence 911 à l’envers ?). Son fils observe par la fenêtre l’approche des snipers, qui mettent ce qui semble être une bombe ou un traceur sous la voiture de Dougie.

Après cette première partie qui résout, en partie seulement, le retour de Dale Cooper au monde réel, nous retournons à Twin Peaks, où Hawk arrive avec le café et les donuts. Un nouveau signe est posé sur la porte : un dessin de donut et le mot « disturb » (« donut/do not disturb »). La scène qui suit est placée sous le signe de l’humour, un humour inchangé : celui du duo de Lucy et Andy, dont les ressorts comiques sont basés sur la répétition et la lenteur des réactions. Vingt-cinq ans après, la mécanique marche toujours, et c’est un pur délice que de revoir Kimmy Robertson, Harry Goaz et Michael Horse, échanger un joyeux dialogue de sourds, basé sur une succession de répliques absurdes. La scène suivante est elle aussi une saynète légère et en apparence gratuite, un « à-côté » qui nous permet de retrouver nos personnages fétiches : cette fois c’est le Dr Jacoby, qui peint ses pelles d’une pellicule dorée. Elles sont accrochées à un système artisanal et complexe délirant. Mais toujours aucune explication sur son projet.

Retour à Las Vegas, où Cooper est abandonné par Jade à l’entrée d’un casino. Lorsqu’elle prononce « tu peux y aller, maintenant » (« you can go now »), Cooper revoit en pensée Laura prononcer cette même phrase dans la Black Lodge. Bien qu’amnésique, Cooper associe toujours le réel aux indices de la Black Lodge, comme vingt-cinq ans auparavant. Cooper répète les quelques mots qu’il vient d’entendre dans la bouche de la jeune femme, « call for help », à la guichetière du casino. Il tend un billet de 5 dollars donné par Jade, et l’employée pense alors qu’il veut jouer et le mène aux machines. Là, Cooper gagne coup sur coup, guidé par des visions de la Black Lodge, le rideau rouge et une petite flamme apparaissant en surimpression sur des panneaux de jeux. Tout se passe comme par magie, comme si un bon sort protégeait notre héros. Mais ce héros est désormais devenu un pantin muet, image saisissante, tragicomique, dans un mélange de sentiments contraires comme sait les créer David Lynch avec brio. C’est ainsi que nous laissons Dale Cooper pour l’instant, la dernière séquence nous menant à Philadelphie. C’est la seconde ville connue de l’univers de Twin Peaks, déjà apparue dans Fire Walk With Me lors des scènes aux bureaux du FBI, où travaillaient Cooper, Albert Rosenfield, Gordon Cole et Phillip Jeffries. Vingt-cinq ans plus tard, nous retrouvons Gordon et Albert en réunion, entourés de plusieurs collègues. Lynch, dans son rôle de Gordon, présente (encore) une nouvelle affaire. Cette fois, celle d’un homme criant son innocence dans le meurtre de sa femme, et laissant aux policiers une série d’indices pour les mener au véritable assassin : une photo de filles en maillot de bain, une d’un enfant, une pince coupante, une mitraillette… Est-ce une affaire d’importance, ou un nouveau pas-de-côté burlesque ? Le spectateur hésite entre concentration et relâchement. On découvre, autour de leur table, une nouvelle collègue, l’agent Tamara Preston, présentée pour les fans comme narratrice du livre de Mark Frost The secret history of Twin Peaks. Elle leur présente l’avancement dans l’affaire de New York : la police locale ne sait rien de ce qui a pu se passer, ni même qui était le propriétaire de ce laboratoire où les deux victimes, Sam et Tracey, ont été trouvées décapités. Tammy a récupéré les images vidéos enregistrées autour de la boîte en verre, et on y aperçoit la forme spectrale. « What the hell ? » s’exclame Gordon Cole, ironiquement joué par Lynch, comme si le cinéaste lui-même ne comprenait rien à son histoire ! Sur ces images vidéos, cependant, Cooper ne semble pas être apparu. Comment expliquer cette absence sur l’enregistrement ? C’est justement à cet instant qu’un appel apprend à Gordon Cole que l’agent Cooper a été retrouvé… dans une prison dans le Dakota du Sud. Cette dernière découverte donne lieu à un échange de comédie entre Gordon/Lynch et Albert/Miguel Ferrer, l’un sourd comme un pot, l’autre toujours cynique, sous l’œil amusé de la discrète Tamara. Gordon et Albert se promettent de garder le secret sur cette réapparition de Cooper, et prévoient de lui rendre visite dès le lendemain. Nouvelle promesse scénaristique pour nous mener à l’épisode suivant. Notons que l’une des répliques d’Albert, « The Absurd Mystery of The Strange Forces of Existence », est un clin d’œil à un projet avorté de David Lynch, « Ronnie Rocket, The Absurd Mystery of The Strange Forces of Existence ». Twin Peaks, The Return est truffé d’échos du passé de David Lynch, de reprises d’images de ses précédents films, comme si le cinéaste y affichait le désir de laisser là son œuvre testament.

L’épisode se termine, comme le précédent, par un concert au Roadhouse. Cette fois, un groupe folk-country, les Cactus Blossoms. La musique est là « pour elle-même » : la caméra ne se tourne pas vers le public pour y révéler un dialogue, et le générique de fin défile. Jusqu’à présent, la série ne livre aucun nouveau thème d’Angelo Badalamenti, uniquement des nappes sonores inquiétantes fruit du sound-design de David Lynch et de Dean Hurley, ainsi que deux anciens thèmes de la série initiale, et des morceaux de musiques pop, electro ou country. Comme si, tant que Dale Cooper n’était pas de retour à Twin Peaks, quelque chose manquait. Cooper nous manque, mais pas Kyle MacLachlan, à qui Lynch et Frost offrent l’occasion de briller dans une galerie de doubles : tantôt le « bon » Dale dans la Black Lodge, Mister C. son double maléfique, Dougie le clone ringard et pathétique, puis, un quatrième rôle, celui d’un Dale amnésique projeté dans le monde réel. « Call for help » nous mène dans des zones inattendues, tant par son introduction totalement surréaliste et abstraite, véritable peinture en mouvement (n’oublions pas que Lynch a commencé par la peinture et n’a jamais quitté cet art) que par la seconde partie de l’épisode d’un comique absurde. Jusqu’à présent, Lynch et Frost font le choix de nous égarer, hors de nos zones de confort, et hors de Twin Peaks majoritairement. On ne retrouve pas l’immersion dans la bourgade, comme dans les premières saisons (où chaque épisode couvrait 24 heures de la vie de la ville). La troisième saison de Twin Peaks demande au spectateur de s’y engouffrer sans préjugés, comme souvent chez Lynch. Un fan connaisseur des autres œuvres du cinéaste aura d’ailleurs plus de facilité à accepter ce grand labyrinthe.

Anecdotes :

 

  • La guichetière du Silver Mustang Casino est jouée par Meg Foster, actrice apparue dans de nombreuses séries (Quantum Leap, The Twilight Zone, Bonanza, Miami Vice…), et au cinéma dans Masters of the universe et They live de John Carpenter.

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4. …BRINGS BACK SOME MEMORIES

Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Cooper/Dougie, toujours amnésique, est en limousine par un chauffeur du casino, chez lui, où l’attend son épouse. Pendant ce temps, Gordon, Albert et l’agent Tamara retrouvent Cooper « Mister C. » en prison dans le Dakota du Sud. A Twin Peaks, le Sherif Frank Truman suit l’enquête de Hawk. Ce dernier suit la piste de la Dame à la Bûche autour de "la pièce manquante" concernant Cooper.

Critique :

Lynch et Frost continuent de nous surprendre, pour le meilleur, si tant est que le spectateur accepte de se perdre dans ce nouveau labyrinthe qu’est le « retour » à Twin Peaks. Toutefois, après un troisième chapitre 3 à la première partie Eraserhead-esque (le monde mauve et céleste de Naido et de l’American Girl), la quatrième partie « Brings back some memories » est plus ancrée dans le réel. Mais c’est un réel absurde, tantôt comique, tantôt effrayant. Nous retrouvons Cooper-amnésique au Silver Mustang Casino de Las Vegas, où il est guidé par une bonne étoile – en fait, une apparition des rideaux rouges de la Black Lodge – qui lui permettent de gagner tous les jackpots des machines à sous. Si Cooper est devenu un pantin, il est entouré d’autres zombies, image terrifiante de notre déchéance filmée par Lynch, et notamment par un personnage de petite vieille devenue sorcière à force d’attendre avec avidité le jackpot. Dans cette scène, Cooper-amnésique est reconnu par des amis, mais si l’épouse est inquiète, le mari, lui, discute comme si de rien n’était, ou presque, avec celui qu’il prend pour Dougie (le personnage brièvement vu dans la scène avec la prostituée, Jade, dans l’épisode 3). Cooper, répétant les derniers mots de chaque phrase comme un bébé qui découvre le monde, parvient à « discuter », comme si notre humanité était tellement abêtie qu’il était suffisant, en guise de conversation, de bredouiller quelques syllabes. Lynch et Frost poursuivent cette veine absurde au-delà de nos attentes, puisque Cooper « discute » ensuite avec le patron du casino, qui l’accuse de tricherie, et s’en sort libre avec un sac de plusieurs milliers de dollars. Ayant mémorisé les quelques mots de ses « amis » croisés dans le casino, il répète son nom « Dougie Jones » et est conduit en limousine jusqu’à son quartier, où les mots « red door » (porte rouge) permettent au chauffeur de le déposer. Lynch peut ici rester pleinement dans le domaine de la comédie, genre qu’il n’effleure que brièvement dans son univers habituellement. Le cinéaste est pourtant un grand admirateur de Jacques Tati. Et, surtout, ce chapitre sur notre Cooper-zombie pris pour un autre lui permet de redonner vie au premier projet écrit avec Mark Frost, mais jamais réalisé, One Saliva Bubble, film loufoque où une expérience scientifique intervertissait les habitants d’un quartier résidentiel. Cette nouvelle trame au sein de Twin Peaks suit donc celui que l’on appellera désormais « Cooper-Dougie », provoquant à la fois nos rires et notre crispation. C’est l’humour piétinant, jouant sur l’attente, hérité de Tati et Beckett, et qui poursuit voir qui accomplit les scènes de comédies des premières saisons, souvent centrées sur Andy et/ou Lucy. La lenteur et l’absurde de ce nouveau chapitre rappelle les images d’Andy restant en équilibre après s’être pris une planche dans la tête, ou bien encore l’incompréhension et la lenteur du vieux serveur qui ne faisait rien pour sauver Cooper abattu au début de la saison 2. Ici, le temps s’arrête à nouveau jusqu’à en rire nerveusement, lorsque le chauffeur de la limousine attend avec Cooper-Dougie devant sa maison, sans rien faire. Humour par clin d’œil, un hibou passe à cet instant et le chauffeur déclare détester cela. Et, pour achever le piège dans lequel est enfermé Cooper, une femme ouvre la porte et le prend pour son mari : Cooper est désormais marié à Janey-E Jones, incarnée par Naomi Watts ! L’humour devient alors triste, on est dans l’humour noir. Les Jones vivent une vie étriquée, où l’épouse semble habituée à l’absence de son mari, et nullement surprise de le voir muet et attardé. Elle passe de la colère à la joie en découvrant les billets de banque, devant son époux qui pourrait être atteint d’Alzheimer, image sordide qui poursuit celles des zombies du casino, et surtout du manque total d’attention prêtée au pauvre Cooper-Dougie perdu. Chaque être est perdu dans sa bulle, inattentif aux autres, même au sein du couple. C’est une nouvelle vue sur le XXIème siècle individualiste qui s’inscrit dans Twin Peaks ; le directeur de Showtime David Nevins avait affirmé, avant la première diffusion, que ce nouveau Twin Peaks aurait quelques résonnances avec l’Amérique de Trump.

A cette éventuelle vision politique, le handicap de Cooper a une autre portée, celle du passage du temps, centrale dans la nouvelle saison. Vingt-cinq ans plus tard, le fringant agent du FBI n’est plus que l’ombre de lui-même, un homme malade que l’on doit diriger d’un point à un autre, ne parvenant plus qu’à répéter les mots qu’il entend. L’aspect autobiographique est à chercher du côté du coauteur, Mark Frost, dont le père Warren (qui incarnait le Docteur Hayward dans la série) était atteint d’Alzheimer à l’époque de l’écriture du projet. La mémoire est au centre de cet épisode (dont le sous-titre choisit par Showtime est « Brings back some memories », phrase prononcée par Bobby Briggs). A la fin de la séquence chez les Jones, Cooper répète deux mots : « Home » et « My life », qui résonnent comme des appels au secours de l’Agent Cooper cherchant à retrouver la mémoire.

Dans la scène suivante, les souvenirs sont aussi rappelés, comme si le montage s’effectuait par thème – ce qui est très probable, Lynch ayant eu la totale liberté de déplacer les séquences selon son goût au sein des 18 épisodes, avec son fidèle collaborateur et habitué de la série, le monteur Duwayne Dunham. On retrouve justement David Lynch lui-même, en Gordon Cole, qui attend son supérieur. Apparaît alors Denise Bryson, incarnée par David Duchovny, qui enfile la perruque et la robe pour reprendre son rôle culte de la saison 2. La scène n’apporte pas beaucoup d’éléments à l’intrigue, elle est avant tout une madeleine de Proust, et ces « madeleines » sont nombreuses dans la saison 3, ce sont autant de saynètes qui ne font pas ou peu avancer l’intrigue mais qui nous offrent le plaisir des retrouvailles. Il s’agit surtout ici d’une forme de retrouvailles de Gordon/Lynch avec le passé de la série, dont l’humour était l’une des caractéristiques, et qui ressurgit ici par le personnage cocasse de Denise. C’est aussi un double langage qui est proposé, celui de la mise en abyme, avec la présence de Lynch comme comédien : Denise dit « faire confiance » à Gordon, et être certain qu’il suit la piste de « quelque chose d’énorme ». « Enorme ! » (« Big ! »), répète Gordon, comme si Lynch parlait là de sa série pour rassurer le spectateur. David Lynch dans son rôle de Gordon tient d’ailleurs une place importante dans cet épisode, et semble constituer, avec Albert et Tamara, un nouveau trio d’importance. Comme si Lynch, en se mettant au premier plan, voulait montrer à quel point il assume sa nouvelle création.

Nous passons alors à Twin Peaks, à priori la même nuit, comme si la chronologie « s’apaisait » au fur et à mesure que le spectateur retrouve ses repères et entre dans le cœur du récit de la saison 3. A l’accueil du commissariat, Lucy tombe à la renverse en voyant apparaître le Sheriff Truman qu’elle croyait à la pêche : Lucy n’a pas compris, au fil des vingt-cinq ans écoulés, le fonctionnement des téléphones portables. Andy et Lucy vient la rassurer, et ils semblent être les seuls personnages à n’avoir absolument pas changés, comme l’incarnation, à eux deux, de la nostalgie des premières saisons. Le shérif Truman, lui, n’est plus le même : il s’agit de Frank, le frère de Harry. Il est interprété par Robert Forster, qui aurait dû initialement jouer Harry Truman dans la série originelle, mais qui fut indisponible et remplacé par Michael Ontkean dans ce rôle. Robert Forster jouera finalement pour Lynch dans Mulholland drive, et donc dans ce retour à Twin Peaks. Son frère de fiction, Harry Truman, personnage culte qui formait un duo important avec Cooper dans la série d’origine, est quant à lui « malade » (on le sait depuis l’épisode 1). L’existence d’un deuxième frère Truman est une surprise préparée par le roman de Mark Frost, The Secret history of Twin Peaks, où il était introduit. D’ailleurs, ce quatrième épisode recoupe une seconde fois avec les informations de ce livre, puisque la scène suivante nous apprend que le Major Briggs est bien le dernier à avoir croisé l’Agent Cooper, avant de mourir dans l’incendie qui a ravagé son observatoire, il y a vingt-cinq ans. Cette information nous est donnée par son fils Bobby Briggs, qui réapparaît donc dans cet épisode 4, en agent de police. Suite logique de l’évolution de Bobby, le « bad boy » chez qui se dessinait déjà un avenir plus sage au fil des premières saisons, et notamment lors d’un échange bouleversant avec son père Garland qui lui racontait un rêve merveilleux où il voyait son fils dans le futur, devenu un adulte serein et heureux. Avec Bobby, Frank Truman, Andy et Lucy, Lynch nous offre un ballet au sein du commissariat, franchissant porte après porte comme pour se réapproprier ce décor si important de la série. Les choses y ont un peu changé, les boiseries et la décoration sont les mêmes. Il semble y avoir plus de collègues (même si, dans la série originale, de nombreux figurants faisaient souvent leur apparition à l’arrière-plan) et une salle vidéo sert désormais à surveiller la ville, témoignant à nouveau d’un regard plus volontairement politique posé sur l’Amérique moderne. Bobby, d’ailleurs, semble fatigué de ne surveiller que des ragondins et des écureuils. Cependant, un événement un peu plus important est mentionné dans les dialogues, la mort d’un adolescent par overdose à l’école. Evènement qui aura peut-être, ou non, son importance, mais qui rappelle la mort de Laura Palmer et les trafics du One Eyed Jack de la série d’origine. Laura ressurgit d’ailleurs tel un fantôme, lorsque Bobby pénètre dans la conference room où il constate que Hawk a ressorti les archives de l’affaire Laura Palmer. Face à lui trône la photo de Laura en reine du lycée – cette photo iconique servait de fond aux génériques de fin des premières saisons, et Bobby embrassait cette photo à travers la paroi vitrée dans Fire Walk With Me. Vingt-cinq ans plus tard, la vue de cette photo le fait pleurer et à cet instant, le Bobby des années 90 ressurgit sur son visage vieillit, dans ses expressions et le jeu un peu too much, mais que l’on adore tout de même, de Dana Ashbrook. Et le thème de Laura Palmer, si culte, refait son apparition pour la première fois. « Mec, ça ramène des souvenirs » (« …brings back some memories »), bredouille-t-il en larmes, sous le regard ému de Hawk, et de Andy et Lucy qui se prennent la main. Le thème de Laura Palmer continue, et couvre la scène de ses nappes sombres, quand les collègues évoquent la disparition de Cooper. Cette présence du thème principal « réincarne » Twin Peaks pour de bon. Comme dans le passé, le commissariat est le théâtre d’un enchaînement de saynètes au teintes différentes, passant du rire aux larmes, de l’enquête policière à la romance, lorsqu’un personnage passait du couloir à la salle d’interrogatoire ou au bureau d’accueil de Lucy. Dans cet épisode, la scène qui s’y déroule dure 14 minutes en tout. Dans sa dernière partie, c’est la comédie qui prend le dessus lorsque sur le parking (décor jamais filmé auparavant en dehors des vues introductives sur le commissariat), Frank Truman rencontre le fils de Lucy et Andy, Wally. Il est incarné par Michael Cera. Une scène tout à fait improbable, toujours dans l’esprit du ressort comique du duo Andy-Lucy, désormais trio avec leur fils Wally qui se prend pour Marlon Brando. Le regard de Frank Truman rappelle celui de son frère Harry dans les premières saisons : désabusé, impatient d’arriver au bout de cet échange sans queue ni tête. Du pur délice.

Le lendemain matin, le réveil de Cooper-Dougie donne lieu à des scènes toujours aussi improbables. Les vêtements de Dougie sont trop grands pour Cooper. Mais, de l’humour, on passe soudain à l’angoisse, quand la Black Lodge réapparaît dans la chambre de Dougie, en surimpression. Le manchot lui dit : « vous avez été piégé », en lui montrant la bille dorée extraite du corps de Dougie. Oui, il semble qu’un esprit maléfique ait fait revenir Cooper au monde réel en lui volant sa mémoire, le piégeant dans la vie de Dougie Jones. Et, est-ce bien le monde réel ? Dans quelle dimension se situe ce troisième double, Dougie, son épouse et son fils ? Tout y est si artificiel que l’on pense parfois être dans la « quatrième dimension », celle de la série de Rod Serling où l’Amérique était souvent inquiétante à force d’être trop lisse. Quelques images plus tard, Dougie est angoissé à l’idée d’aller uriner – un humour potache qui rappelle l’enlèvement du major Briggs dans la saison 2, où Cooper allait déjà satisfaire un « besoin naturel ». En se tournant vers le miroir, Cooper se contemple avec fascination. Une musique éthérée apparaît… A nouveau, les souvenirs ressurgissent – ici, ceux de la fin de la saison 2, bien plus sombres. Cooper rencontre alors son fils, Sonny Jim, avec qui il échange un pouce levé, incessant rappel du passé puisque ce pouce levé était iconique de l’agent Cooper, et déjà rejoué avec lenteur par le vieux serveur au début de la saison 2. Cooper-Dougie descend au rez-de-chaussée de sa maison où son amnésie fait rire son fils, et le morceau de jazz Take Five de Dave Brubeck couvre la scène, idée géniale qui provoque nos rires en même temps que notre malaise. Sa cravate sur la tête, Cooper-Dougie réapprend tous les mouvements de la vie quotidienne, et un dernier élément du passé de Cooper surgit : il boit à nouveau du café, pour la première fois depuis son retour. Fasciné, il répète : « café… ». Mais il le crache, violemment, en hurlant et en souriant comme un enfant devant son épouse atterrée. Encore un grand moment de mise-en-scène, où Lynch nous bombarde d’émotions en quelques minutes, pour finir sur une note à la fois jubilatoire et sinistre. Le tout en compagnie de Dave Brubeck, célèbre jazzman dont la bande sonore de Twin Peaks imitait souvent le style dans les premières saisons. Le thème associé à Dale Cooper dans les saisons 1 et 2 était en effet très proche du célèbre Take Five.

A Buckhorn, de nuit, l’enquête se poursuit. Le double cadavre découvert (une tête de femme, la libraire Ruth Davenport, et un corps d’homme, inconnu) délivre quelques nouveaux indices. Les analyses ADN de l’homme décapité donnent lieu à une identification, mais bloquée, car il s’agirait d’un militaire. Qui est ce militaire mort et décapité ? On pense aux présences militaires dans Twin Peaks, qui bloquaient la recherche de la vérité sur la Black Lodge dans la saison 2, et, bien sûr, au Major Briggs. Après cette brève scène qui poursuit le récit policier initié à Buckhorn dans l’épisode 1, nous retrouvons Gordon, Albert et Tamara, qui partent vers le Dakota du Sud pour retrouver Cooper. Leur voyage en voiture donne lieu à un nouveau gag à la Professeur Tournesol, quand Albert tente d’expliquer que Tamara est malade en voitures (« car-sick »), et que Gordon croit l’entendre parler de Cosaques. Arrivés en prison, les enquêteurs locaux expliquent qu’ils ont trouvé, dans la voiture de Cooper de la cocaïne, une arme, et une patte de chien – comme toujours, c’est l’occasion pour Albert de placer son humour pince-sans-rire. Le trio rend ensuite visite à « Cooper », en réalité le double maléfique, Mister C. Plus que jamais, les traits de BOB (Frank Silva, décédé depuis le tournage des premières saisons), semblent inscrits sur le visage de Kyle MacLachlan, terrifiant dans son incarnation de cette créature malveillante. Pervers, le double maléfique prétend être heureux de retrouver son supérieur Gordon. Mais sa voix est terriblement grave, inquiétante. Albert Rosenfield semble terrifié face à l’image de son collègue. On se souvient que Rosenfield a vu BOB s’échapper du corps de Leland, dans la saison 2, et se demandait ce qu’était « BOB » en réalité : un simple mot pour désigner le Mal commis par l’Homme, ou une vraie entité ? Une scène absolument glaçante, grâce à l’usage savant du son, bien sûr (les fameuses « nappes de basses » à la Lynch qui envahissent le fond sonore, mais aussi le travail vocal de Kyle MacLachlan), et par l’ambiance issue du décor, sombre et claustrophobique. Comme dans Le Silence des agneaux, la vitre ne semble pas assez solide pour protéger les agents du FBI du monstre maléfique ; d’autant que le premier épisode de la saison nous a montré une vitre se briser, celle de la boîte en verre de New York, sous l’impulsion d’une créature tueuse.

Le trio sort prendre l’air pour délibérer, et au dehors, la lumière est bleutée, irréelle. « Rose Bleue », prononce Rosenfield. « Plus bleue que jamais », dit Gordon. Encore une fois, les notes d’humour présentes dans le dialogue se mêlent à une tension sourde qui va crescendo. Au cours de l’échange, Gordon amplifie « au maximum » son oreillette de déficient auditif, pour pouvoir chuchoter avec Albert. Le mixage audio du film change alors, le son ambiant devenant plus fort – idée géniale de Lynch, ce grand Maître des Sons. Ce changement de réglage audio permet donc aux deux collègues de parler plus bas, mais la hausse du volume des ambiances créé à elle-seule une « musique » angoissante. Quelque chose cloche, notamment dans réaction d’Albert, qui confie avoir autorisé Phillip Jeffries (David Bowie, dans Fire Walk With Me) à donner une certaine information à Cooper. Cette information, c’était le nom d’un agent, qui est mort quelques jours plus tard. Le visage de Gordon/Lynch, plus buriné avec l’âge, se décompose, tandis qu’il songe : « Cooper and Phillip… what the hell ? ». L’échange se termine autour d’une promesse : Gordon et Albert doivent retrouver « une personne bien précise » pour examiner Cooper. Albert sait où « elle » boit des verres. Qui sera cette protagoniste, qui semble bien connaître Cooper ? L’épisode pourrait se conclure sur cette dernière scène, en cliffhanger. Ce qui est le cas, narrativement parlant. Mais Lynch prend le parti, depuis l’épisode deux, de terminer les épisodes par un concert au Roadhouse, comme pour éviter le coup (trop) classique du fondu au noir sur une note de suspense. Cette fois, c’est le groupe Au Revoir Simone.

La chaîne Showtime, sûrement en accord avec Frost et Lynch, a décidé de diffuser ces quatre premiers épisodes en ligne dès le 21 mai. Ce bloc de quatre épisodes est en effet un parfait premier chapitre du retour. Après trois épisodes d’exposition, qui menaient Cooper du monde de la Black Lodge au notre, par un parcours semé d’embûches et de scènes surréalistes, ce quatrième épisode commence à approfondir les intrigues lancées en introduction. Après plusieurs pas de côté dans les trois premiers épisodes, à Buckhorn, à Las Vegas, à New York, et une temporalité difficile à saisir, la série semble retourner de plus en plus vers une chronologie plus classique et se resserrer autour de quelques lieux, dont Twin Peaks où nous passons de plus en plus de temps. Le retour progressif des anciens personnages est d’une élégance absolue. Au lieu de nous bombarder des visages connus comme des friandises pour fans, Lynch et Frost donnent à chacune de leurs réapparitions un caractère sacré. La réapparition de Bobby Briggs, par exemple, est un moment magique – d’abord de dos, hélé par le Shérif, comme s’il était encore un jeune bad boy traînant dans les couloirs du commissariat. Puis, se retournant, révélant sa veste d’agent de police ! Enfin, cet instant magique où il retrouve le visage de Laura Palmer, et nous l’âme des premières saisons, grâce à la musique de Badalamenti. Ce progressif retour à Twin Peaks s’exécute comme un rite magique. Nous parcourons le monde, en tout cas plusieurs villes des Etats-Unis, et tout semble être relié à Twin Peaks d’une manière mystérieuse et ésotérique. Un tour de magie nécessaire pour « réincarner » la série, comme Lynch et Frost réincarnent nombre de morts en quatre épisodes. Le premier épisode est dédié à la mémoire de Catherine Coulson (décédée d’un cancer après le tournage, faisant ses adieux en Dame à la Bûche malade) et à Frank Silva (BOB, réapparaissant par extraits de l’ancienne série mais aussi par l’incarnation de Kyle MacLachlan). L’épisode 3 est dédié à la mémoire de Don S. Davis (le Major Briggs, réincarné par truquage, son visage apparaissant dans les étoiles), et l’épisode 4 à Miguel Ferrer (décédé lui aussi d’un cancer, présent dans la saison 3 en Albert Rosenfield pour notre plus grand bonheur). Enfin, il y a David Bowie, lui aussi battu par le cancer, réincarné par la voix au téléphone et les dialogues qui mentionnent son personnage, Phillip Jeffries. Twin Peaks, The Return est une opération magique de réincarnation, exécutée avec subtilité et maestria par Mark Frost et David Lynch.

Anecdotes :

 

  • L’employée de sécurité du Silver Mustang Casino est jouée par Sabrina Sutherland, fidèle collaboratrice de Lynch et Frost depuis le début de la série : elle était employée de production sur les premières saisons de Twin Peaks (en « production coordinator »), puis productrice du film The Missing Pieces (les scènes coupées de Fire Walk With Me) et de cette nouvelle saison de Twin Peaks, The Return. 

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5. CASE FILES

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Cooper, toujours piégé dans la vie de Dougie Jones, est mené à son travail, dans un grand cabinet d’assurances, par son épouse. A Rancho Rosa, des tueurs à gage sont toujours sur sa trace, tandis qu’à Twin Peaks, Hawk et Andy continuent leurs recherches. Au Pentagone, on ouvre une enquête autour des empreintes de Garland Briggs retrouvées à Buckhorn, malgré le décès du Major il y a vingt-cinq ans. Au Double R, Shelly peut compter sur Norma pour se confier : sa fille Becky sort avec Steven, un jeune camé minable…

Critique :

Ce cinquième épisode, Case files, montre à quel point Lynch et Frost vont au bout de leurs idées, quitte à les mener loin dans l’absurde. Les deux coauteurs y sont obligés : impossible de faire les choses à moitié, car cette nouvelle saison doit être forte et imposer de nouvelles idées « cultes », pour ne point pâlir face aux mythiques premières saisons. Et des idées vouées à devenir culte, il y en a, dans ces cinq premiers épisodes.

D’une part, par nombre de détails comiques. Petit à petit, la série retrouve son dosage entre humour et horreur, tel qu’on le connaissait dans les deux premières saisons. Case files révèle par exemple l’usage des pelles fait par le Dr Jacoby : il tient en fait une chaîne vidéo sur internet, par webcam, totalement délirante, et vend ces pelles dorées pour « se sortir de la merde » à 29$99.

L’humour est présent dès l’une des premières scènes, quand l’agent Constance Talbot, à Buckhorn, présente les résultats de son examen légiste du corps décapité : « la cause de la mort, je crois qu’on lui a coupé la tête… et oui, je fais toujours du stand-up le week-end ». Autre moment surréaliste où l’humour fait mouche : dans les bureaux du cabinet d’assurance où travaille Dougie Jones, le café d’un employé est remplacé par un thé latte, et la colère de cet employé se transforme en sourire béat voire coquin. Citons enfin la scène entre Frank Truman et son épouse Doris. Le shérif reste totalement impassible devant sa femme, qui ne cesse de l’accabler de tous les maux, avant de finir par conclure, face au silence de son mari : « tu es im-pos-sible ! ». Une scène qui évoque celle du film Une Histoire vraie, dans laquelle Alvin Straight restait sans mot dire devant une automobiliste en pleine crise de nerfs après avoir écrasé un cerf.

L’autre forme d’humour typiquement Lynch-éenne, c’est ce goût de l’étirement, de l’épuisement des situations jusqu’à l’absurde, hérité peut-être lointainement de Samuel Beckett. La force de l’épisode Case files tient justement de l’intrigue Cooper-Dougie qui s’étire plus que de raison. Cooper est piégé dans ce personnage amnésique, ni Dougie, ni totalement lui-même. Des réminiscences de sa vie de Cooper lui reviennent, mais par bribes, comme atteint d’Alzheimer. Toutes ces séquences sont donc à la fois tragiques et hilarantes. Lynch pousse ici au paroxysme le mélange des émotions, et son art de l’attente. Depuis trois épisodes, notre héros est un légume, et rien ni personne ne semble pouvoir le sauver ! A cette situation s’ajoute un regard sur notre société, celle en dehors de Twin Peaks, de ces bureaux où tout le monde agit poliment envers le pauvre Dougie, sans jamais se moquer, mais sans jamais vraiment s’inquiéter pour lui non-plus. Personne, pas même son épouse (les épouses sont décidemment mal vues dans cette nouvelle saison) ; elle ne lui demande pas ce qui lui est arrivé, et ne veut pas vraiment le savoir. Car Dougie était probablement un être invisible, « plouc » qui ne s’intéressait réellement à personne, ne pensant qu’aux jeux et aux prostituées, et qui par conséquent n’intéressait personne non-plus. Etait, car Dougie est-il toujours de ce monde, ou bien Cooper a-t-il pris sa place ? Dougie est-il mort dans la Lodge, piégé par le machiavélique Mister C. ? Un flottement perturbant, qui semble nous mener à une conclusion peut-être tragique. Dans une scène troublante et très émouvante, Cooper-Dougie regarde « son » fils, et se met soudain à pleurer, apparemment sans raison. L’émotion est redoublée par une musique éthérée, premier nouveau thème d’Angelo Badalamenti qui fait brièvement son apparition.

Cette idée de dédoublement physique de Cooper – son corps possédé par BOB d’un côté, et son âme réincarnée en Dougie de l’autre – poursuit à la puissance mille l’expérimentation visuelle de la fin de la saison 2 (le dernier épisode, qui montrait pour la première fois Dale et son double dans la Black Lodge). De même, l’attente frustrante de voir quelqu’un venir en aide à Dougie rappelle les longues premières minutes de la saison 2, où nous retrouvions Cooper sur le point de mourir dans son hôtel, sans que personne ne vienne l’aider, si ce n’est un vieux serveur aux gestes ralentis.

Après trois premiers épisodes très oniriques et « atmosphériques », dont un épisode 3 proche par moment du délire visuel d’Eraserhead, Twin Peaks The Return renoue progressivement avec l’atmosphère policière de la saison 1. D’ailleurs, depuis la sortie de Cooper de la Black Lodge dans l’épisode 3, chaque épisode semble plus chronologique et de moins en moins décousu. De plus, ce cinquième épisode est le premier à proposer de nouvelles musiques d’Angelo Badalamenti : le thème éthéré et triste sur la scène de Cooper-Dougie pleurant devant l’enfant ; un court thème jazzy dans les bureaux de Dougie ; un thème sombre dans les bureaux de Las Vegas ; quelques notes cuivrées surprenantes lors de l’explosion de la voiture. A ces musiques de Badalamenti s’ajoutent deux morceaux de Johnny Jewell, jazzy et mélancoliques, en introduction (« The Flame ») et en conclusion de l’épisode (« Windswept »). Quant à la toute première scène de ce cinquième épisode, l’apparition d’un morceau de rap/hip-hop montre bien comment Lynch cherche à nous déstabiliser, à ne pas simplement répéter les habitudes des premières saisons, notamment grâce aux choix musicaux. Quant aux concerts du Roadhouse, s’ils concluaient chaque épisode depuis le deuxième chapitre de la saison, cette fois, la scène de concert est au milieu de l’épisode. Le spectateur croit alors l’épisode déjà terminé, par ce conditionnement. Mais, comme rien n’est jamais sûr dans le monde de Twin Peaks, la caméra se tourne vers les clients du bar et la scène se poursuit. Richard, un jeune homme agresse une jeune fille. Ce jeune personnage malveillant est crédité au générique de fin sous le nom de… Richard Horne. Un fils ou petit-fils de Ben ? Audrey serait-elle sa mère ? Et son prénom, Richard, est-il en lien avec les indices du Géant dans l’épisode 1 (« Richard & Linda ») ? Richard est joué avec brio par Eamon Farren, acteur qui parvient à créer une aura de terreur autour de son personnage malgré son jeune âge, évoquant le Frank Booth de Blue Velvet joué par Dennis Hopper (Eamon Farren était déjà l’excellent interprète du film Chained de Jennifer Lynch, la fille de David Lynch). Et, tandis que Richard agresse la fille venue lui demander « du feu » pour sa cigarette, sur scène, la musique est rock et les lumières deviennent stroboscopiques – motif visuel récurrent chez Lynch, évocateur d’une disjonction électrique et annonciateur du passage dans d’autres mondes inquiétants. Les jeunes femmes à la table voisine pourraient être, vingt-cinq ans plus tard, des doubles de Laura, Donna, Maddy… On pressent que les évènements vont se répéter, comme si ce nouveau Twin Peaks jouait à la fois de l’amnésie (Cooper coupé du monde dans une autre ville, perdu), et de la renaissance, de l’éternel recommencement (les nouveaux personnages voués à mourir comme les anciens). Qui sera la nouvelle victime des forces maléfiques, tapies dans la forêt de la Twin Peaks et dans les secrets de ses habitants ?

Peut-être s’agira-t-il de Becky, la fille de Shelly Johnson ? Elle fait son apparition dans ce cinquième chapitre, incarnée par Amanda Seyfried, jeune comédienne au charisme magnétique. Frost et Lynch ne nous révèlent toujours pas qui est le père de Becky, mais nous montrent sa mère Shelly toujours serveuse au Double R, aux côtés de Norma devenue une belle femme d’âge mure, à l’allure plus stricte, amère, que dans le passé. Quels autres drames ont jalonnés ses derniers vingt-cinq ans, à elle ? Le livre de Mark Frost The secret history of Twin Peaks, sorti avant cette saison, nous en donnait un petit aperçu. Notons que le soutien solidaire entre ces deux héroïnes, Norma et Shelly, contrebalance les nombreuses scènes où la gent féminine apparaît négativement, dans les quatre premiers épisodes, majoritairement lors de scènes de comédies, avec les personnages de Phyllis Hastings, Doris Truman, Janey-E Jones. Bien sûr, leurs maris ne sont pas des anges (sauf peut-être Frank Truman, mais que cache cette dispute violente, au-delà de l’apparence de mégère de Doris ?). C’est surtout le mariage qui est dépeint comme un calvaire, avec cette succession de couples malheureux depuis cinq épisodes. La jeune génération semble elle aussi vouée au malheur, avec Becky et son fiancé Steven, un garçon mal vu par Shelly, comme mentionné dans l’épisode 2. Camé, il cherche un travail, plus que maladroitement, lors d’une scène comique d’entretien chez Mike Nelson, devenu un cinquantenaire bien rangé, travaillant derrière un bureau, et qui se voit soudainement renvoyé à l’image de l’adolescent minable qu’il était lui aussi vingt-cinq ans plus tôt. Ce nouveau couple, Becky et Steven, vient rejouer celui de Shelly et Bobby comme un double du passé, comme si les erreurs passaient de mère en fille inexorablement. Amanda Seyfried et Caleb Landry Jones sont deux jeunes acteurs à la hauteur de cette « relecture ». La scène dans laquelle Becky plane, après un sniff de cocaïne, en voiture, est hypnotique. La menace qui plane sur elle est connue par les spectateurs : va-t-elle sombrer comme Laura, va-t-elle se perdre dans la forêt ? Plus les éléments de l’intrigue se resserrent autour de Twin Peaks, plus l’on sent qu’un malheur va y éclater. Frost et Lynch prouvent encore leur maîtrise du scénario, jouant avec nos nerfs en distillant de nouveaux éléments tout en repoussant toujours leur résolution. De même au niveau des détails cachés dans les dialogues les plus anodins en apparence : d’épisode en épisode, des répliques évoquent le personnage culte du Shérif Harry Truman, sans jamais le montrer. Dans ce cinquième chapitre, son frère Frank lui téléphone et lui demande la date de ses résultats médicaux. Harry Truman risque-t-il de mourir, hors-champ ? De même, l’épisode 4 nous promettait l’arrivée d’un personnage féminin « qui connaît bien Cooper », et qui confronterait son double maléfique Mister C. en prison. L’épisode 5 ne nous montre pas cette femme, laissant le spectateur continuer ses hypothèses (Audrey Horne ? Diane la femme du dictaphone ? Annie Blackburn ?). L’absence de réponse à cette intrigue lancée dans l’épisode précédent prouve que le récit Twin Peaks The Return s’exécute dans un montage libre : sans suivre une chronologie traçable, chaque épisode fait des détours, laisse de côté un lieu et des personnages (ici Gordon, Albert et Tamara), pour en favoriser d’autres. Ce cinquième épisode applique d’ailleurs la phrase prononcée dans la Loge, « Time and Time again » : le temps est répété en boucle entre l’épisode 4 et l’épisode 5, puisque nous avions laissé Cooper-Dougie au petit déjeuner dans l’épisode précédent, avant de montrer des scènes de nuit à Twin Peaks et Buckhorn, avant de revenir en arrière dans l’épisode 5 où Cooper-Dougie sort de sa maison avec son épouse et son fils, dans la prolongation du petit-déjeuner vu précédemment.

Reflet du spectateur, invité dans l’univers de Twin Peaks pour enquêter, Tamara Preston enquête avec soin les documents autour de l’Agent Cooper. Apparue comme une jolie plante accompagnant Gordon Cole, Tamara se révèle ici en agent studieuse et méticuleuse. Une image qui correspond plus à celle de la narratrice du livre de Mark Frost The secret history of Twin Peaks, où Tamara intervenait dans les marges pour « vérifier les faits ». Elle semble d’ailleurs repérer dans cet épisode un détail troublant sur les empreintes digitales de Cooper. Nous n’en saurons pas plus, mais cet indice peut renvoyer à une autre révélation : les empreintes du cadavre à Buckhorn sont bien celles du Major Garland Briggs, et au Pentagone, une militaire, le lieutenant Knox, est chargée d’enquêter sur ce dossier. Son supérieur lui rappelle que les empreintes de Garland Briggs sont réapparues 16 fois après sa « mort », depuis 25 ans. Mais, cette fois, un véritable cadavre, sans tête, certes, correspond aux empreintes. Comme toujours, tandis qu’on en apprend plus (le cadavre est bien celui de Garland), s’ouvre un nouveau mystère, celui d’un mort qui laisse des empreintes pendant vingt-cinq ans avant que son corps ne soit enfin retrouvé. Ce goût de l’énigme sans cesse relancée est la marque de fabrique de Twin Peaks, depuis les premières saisons, et ce cinquième épisode nous en fournit un bel exemple. Les scènes d’enquête sont toujours très présentes, depuis l’épisode 4, et à l’image de Tamara penchée sur le dossier Cooper succède celle de Hawk et Andy, épluchant toujours les feuillets de l’affaire Laura Palmer, dans la salle de conférence du commissariat de Twin Peaks. Mais leur étude aboutit, encore une fois, à un échange de répliques comique entre Andy et Hawk.

Ces enquêtes parallèles donnent au spectateur le sentiment que toutes vont mener au même point : le retour de Dale Cooper à la vie, et à Twin Peaks. Nous attendions ce retour du héros avec la nouvelle saison de Twin Peaks : Lynch et Frost en ont fait l’objet même de l’enquête policière de la série, repoussant nos désirs et nos attentes préconçues. Une autre saynète autonome, détachée du reste, montre Jade, la prostituée vue dans l’épisode 3, retrouver la clé du Great Northern Hotel et la jeter dans une boîte aux lettres. On devine que cette clé sera celle qui débloquera la situation, mais comment ? On ne peut que l’imaginer, pour l’instant.

Tandis que Cooper est de plus en plus le centre de toutes les recherches, il semble ressurgir très progressivement sous la carapace de Dougie Jones : aux assurances Lucky 7, l’employé invisible Dougie devient soudainement inspecteur, balbutiant un « il ment » à propos d’un collègue malhonnête, Anthony Sinclair. Cooper semble toujours guidé par une force invisible depuis son retour au monde réel – peut-être les esprits de la Black Lodge, ou bien ses anciens talents d’agent du FBI qui ressurgissent sous la carapace handicapée de Dougie ? Dans la scène suivante, Cooper est interrogé par son patron au sujet de ces accusations balbutiées – là encore, personne ne pense à amener Cooper à l’hôpital, et tout le monde lui parle en faisant abstraction de son air hébété, une situation qui rappelle les mécanismes et la logique absurde des rêves. Cooper se voit confier des dossiers, pour trouver la preuve de l’escroquerie d’Anthony Sinclair. Le monde extérieur agit sur Cooper-Dougie pour refaire de lui un enquêteur. Et tandis que l’on retrouve des bribes de Cooper en Dougie, BOB réapparaît bien lui aussi en Mister C. En prison, celui-ci se contemple dans le miroir et, dans un plan terrifiant, le visage de BOB se superpose à celui de Cooper… Il faut, encore une fois, saluer l’interprétation tout à fait sidérante de Kyle MacLachlan. Le travail de ses expressions, de la forme de son visage, le déplacement de son corps, lui permettent d’incarner deux créatures absolument différentes, Cooper-Dougie (Cooper piégé dans un corps handicapé et une fausse identité), et Mister C. (le « Doppelgänger » maléfique de Cooper). L’un est est pataud, amorphe, source de comédie en même temps qu’écho tragique d’Alzheimer (le père de Mark Frost, Warren Frost qui incarnait le Dr Hayward, souffrait de cette maladie dans les dernières années de sa vie) ; l’autre est menaçant, à la hauteur de Frank Silva dans les premières saisons, et pour l’interpréter, McLachlan raconte qu’il l’a joué comme un requin. Dans une scène de cet épisode, Mister C. donne le coup de téléphone auquel il a le droit en prison, et l’instant devient terrifiant comme lors de l’entretien passé avec Gordon, Albert et Tamara dans l’épisode 4 : Mister C. compose un numéro interminable, et déclenche comme un sorcier tout-puissant les alarmes de la prison et perturbe le système électrique.

Qui, de Cooper-BOB ou de Cooper-Dougie arrivera le premier à Twin Peaks ? Le Bon Cooper, lorsqu’il sortira de son amnésie ? Ou le maléfique Mister C., s’il s’évade de prison ? D’un côté, la vie de Cooper-Dougie ne cesse de renvoyer à Twin Peaks : clé du Great Northern retrouvé dans sa poche et mis dans une boîte-aux-lettres ; multiples répliques de ceux qui l’entourent et qui rappellent des éléments cultes de la série d’origine ; objets et coïncidences du monde extérieur comme le café et les pouces levés. Mais les forces maléfiques autour de Mr C. sont elles aussi multiples. Des tueurs à gage font leur ronde à Rancho Rosa, la ville où vit Cooper-Dougie. Ils semblent engagés par Mister C. – ou serait-ce en fait Phillip Jeffries le commanditaire, l’agent du FBI joué par David Bowie dans Fire walk with me ? Deux séquences de cette cinquième partie se déroulent à Buenos Aires, ville dont le scénario de Fire walk with me et le film des scènes coupées The Missing Pieces révélaient que Phillip Jeffries y avait fait sa dernière apparition. Ces nouvelles scènes à Buenos Aires, très brèves, ne montrent qu’un récepteur (ou sorte de beeper), mais semble lié au « chef » des gangsters… Autre présence maléfique, deux gangsters de Las Vegas venus tabasser puis licencier le gérant du Silver Mustang Casino suite aux multiples jackpots gagnés par Cooper-Dougie. Incarnés par James Belushi et Robert Knepper (deux "gueules" sans égales), les deux gangsters pointent du doigt Cooper sur les écrans de contrôle, faisant promettre au remplaçant que cet homme ne revienne jamais dans leurs murs. Cette scène violente de passage à tabac, Lynch a l’idée géniale de la mettre en scène avec trois danseuses vêtues de rose. Les trois pin-ups sont dans la même pièce, et leurs calmes mines rêveuses multiplient le trouble de la scène.

En cinq épisodes, tout se resserre autour de Cooper, qu’il soit Cooper-BOB ou Cooper-Dougie, par une trame policière très présente depuis la fin de l’épisode 3. Et plus la série avance dans les enquêtes (à Buckhorn, à Philadelphie, à Twin Peaks), plus nous revoyons de scènes de vie dans la ville de Twin Peaks même. Cette fois, six scènes se déroulent à Twin Peaks dans ce chapitre, avec pour la première fois un retour au décor du Double R (après les retrouvailles au commissariat, au Great Northern, chez Sarah Palmer et chez Margaret Lanterman dans les épisodes précédents), et un bref aperçu de Nadine chez elle, et de Jerry Horn dans les bois, personnages reliés au Docteur Jacoby par son show internet qu’ils regardent simultanément. Le spectateur retrouve peu à peu ses marques dans ce gigantesque puzzle qu’est Twin Peaks saison 3.

Anecdotes :

  • Comme les 4 précédents épisodes, ce cinquième épisode Case files est dédié à la mémoire d’un acteur de la série. Cette fois, il s’agit de Marvin Rosand. Cet acteur interprétait Toad, le cuistot du Double R dans des scènes de Fire Walk With Me finalement coupées, et réapparues à l’occasion de la sortie du Blu-Ray dans le film The Missing pieces (montage par David Lynch des scènes coupées du film). Marvin Rosand apparaît donc pour la première fois officiellement dans son rôle en 2017, peu avant son décès en septembre 2015.

  • Autre apparition au Double R, très discrète, celle de la serveuse Allemande Heidi, interprétée par Andrea Hays. Ce personnage était apparu dans le pilote de la saison 1 et dans l’épisode final de la saison 2 (et dans une scène coupée de Fire Walk With Me). On peut l’apercevoir brièvement au Double R dans ce cinquième épisode de la saison 3.

  • Apparaissant fugacement comme serveur au Roadhouse, l’acteur Vincent Castellanos jouait le malfrat aux longs cheveux, tué pour son mystérieux « livre noir », dans Mulholland drive.

  • Le groupe de musique Trouble, apparaissant au Roadhouse dans cet épisode, est celui du fils de David Lynch, Riley Lynch. 

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6. DON'T DIE

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Dougie est ramené chez lui par un agent de police. Son épouse, Janey-E, doit se charger elle-même de payer des dettes de jeu qu’il a contracté auprès de petites frappes. Dougie, lui, voit le Manchot réapparaître : ne mourrez pas, lui dit-il. Albert Rosenfield prend contact avec Diane. A Twin Peaks, Richard est sous l’emprise d’un gangster terrifiant, Red. Défoncé, Richard provoque un accident de voiture, et s’enfuit. Carl Rodd, le propriétaire du Fat Trout Park, en est témoin et voit une aura cosmique apparaître au-dessus de la victime… Hawk trouve la chose qui « manquait » dans l’affaire Cooper.

Critique :

La sixième partie de Twin Peaks The Return est un épisode carrefour. Véritable carrefour, celui où a lieu un terrible accident ; mais aussi le carrefour narratif de cette troisième saison. Dans cette sixième partie, Frost et Lynch décident de « recouper » de nombreuses pistes, d’apporter des réponses à des énigmes laissées en suspens depuis le début de la saison. Dans cet épisode, ils révèlent enfin qui est la femme qu’Albert Rosenfield va consulter pour identifier Cooper, évoquée deux épisodes auparavant : il s’agit de Diane, la femme à qui s’adressait Cooper dans le passé par son dictaphone. Elle est incarnée par Laura Dern, dans un nouveau look lynchien, cheveux blonds décolorés qui rappellent la perruque de Rita dans Mulholland drive. Une première apparition mise en scène avec brio : Rosenfield est d’abord en communication avec Gordon Cole, au téléphone, en voiture. Gordon, à l’autre bout du fil, goûte un « très bon Bordeaux », en charmante compagnie féminine, tandis que Rosenfield doit sortir sous des trombes d’eau (on note la présence à l’arrière-plan d’un Starbucks COFFEE comme détournement d’une enseigne omniprésente aujourd’hui en forme de clin d’œil aux obsessions de la série). Rosenfield lâche un « va te faire voir Gene Kelly ! » à l’adresse de la météo pluvieuse, réplique digne de ce personnage de râleur ; avant d’entrer dans un bar au néon rose, le Max Von’s Bar (hommage loufoque à Max Von Sydow ?). À l’intérieur Albert se dirige vers une femme, dont on ne voit que le dos un long moment, avant de se retourner à l’appel de son prénom : Diane… Révélation de l’existence de ce personnage uniquement nommé, moment attendu depuis vingt-cinq ans par les spectateurs de Twin Peaks. Voir Laura Dern, actrice culte de la troupe de Lynch (Blue Velvet, Sailor et Lula, Inland Empire) rejoindre le monde de Twin Peaks donne des frissons.

L’épisode répond à d’autres attentes. D’un côté, l’univers de la famille Jones à Las Vegas est creusé, et nous nous attachons de plus en plus à ces personnages. Sans répondre au mystère de l’échange Dougie et Cooper (comment un sosie de Cooper a-t-il pu être créé de toute pièce pour le piéger ?), l’épouse Janey-E, jouée par Naomi Watts, prend du relief – notamment lorsqu’elle règle une dette de jeu de son époux, d’une main de fer, à deux maîtres-chanteurs minables. Si Janey-E est insensible face à la forme de handicap de son mari, on comprend désormais que c’est au terme d’années d’une vie de couple impossible. Quand elle voit la photo de la prostituée aux côtés de son mari, elle est en colère mais nullement surprise, comme si les fautes de l’époux étaient si nombreuses qu’elle s’y était habituée. Janey-E, pour supporter l’homme qu’était Dougie et pour sauver son ménage, s’est visiblement construit des nerfs d’acier jusqu’à devenir insensible, et c’est cette femme insensible que nous avons rencontrée dans l’épisode 4. Ici, pourtant, un tendre baiser sur le front de Dougie témoigne de leur amour passé. Leur fils Sonny Jim a aussi plus de dialogues dans cet épisode, notamment lors d’une scène touchante où son fantôme de père vient le border. Cooper-Dougie est alors fasciné par la lampe de chevet qui s’éteint en frappant dans ses mains, comme un enfant. Il faut noter le talent du jeune comédien Pierce Gagnon dans le rôle de Sonny Jim. Dans ces instants d’affection envers son fils ou son épouse, on croirait voir le Bon Dale ressortir de sa carapace. Le sort de notre héros devient de plus en plus bouleversant : l’épisode s’ouvre là où le précédent nous avait laissé, sur l’image tragicomique de Cooper-Dougie abandonné au pied de la statue. Il faudra l’aide d’un bon policier, généreux et compréhensif, pour le ramener à sa maison. Petit à petit, les éléments de la vie de Cooper lui remontent à l’esprit. Face aux dossiers confiés par son patron dans l’épisode précédent, il doit « enquêter », comme par le passé. On note que les situations d’enquête sont désormais partout : Cooper-Dougie doit éplucher ces dossiers à Las Vegas ; à Twin Peaks, Hawk, Andy et Lucy font de même ; à Buckhorn, Dave et Constance cherchent toujours à résoudre le mystère du double cadavre ; à Philadelphie, Gordon, Albert et Tamara enquêtent sur le double de Cooper. Potassant donc ses dossiers, Cooper-Dougie touche le chiffre 7, trait blanc sur fond noir qui ressemble aux zigzags de la Black Lodge, et soudain réapparaît comme un flash le feu tricolore de Twin Peaks, image culte de la série d’origine. Puis, le Manchot revient et l’interpelle de sa Black Lodge, en surimpression avec le monde réel du salon des Jones : « Réveillez-vous… » répète-t-il à Cooper-Dougie. Puis : « Ne mourrez pas ». L’âme de Cooper pourrait-elle s’éteindre, piégée dans une vie de légume ? On pense à l’effacement de la personnalité du héros dans Eraserhead, sa tête effacée d’un coup de gomme. Ou quelqu’un va-t-il physiquement supprimer Dougie d’un coup de fusil, et avec lui Dale Cooper piégé à l’intérieur de ce corps ? La phrase prononcée par le manchot dans l’épisode 4 le prévenait déjà d’un risque : « l’un de vous doit mourir ». Un seul Cooper peut exister. Mais lequel ? Cooper-Dougie ou Cooper-BOB ? L’ennui, c’est que pour émerger, on suppose que Cooper doit renaître tout en effaçant la personnalité de Dougie, l’homme avec lequel on le confond. Cela expliquerait-il les larmes de Cooper face à son enfant Sonny Jim, dans l’épisode précédent, conscient d’avoir usurpé son père ?

Ce sixième chapitre est aussi le plus émouvant de cette nouvelle saison. Si la première paire d’épisodes était noire, angoissante, puis les épisodes suivants penchant de plus en plus vers l’humour absurde, ce sixième épisode laisse place aux larmes. Dans l’épisode cinq, la présence des enfants était déjà source d’émotions et de craintes – tel l’enfant de la femme droguée, qui risquait la mort en touchant à la bombe sous la voiture, ou encore Sonny Jim qui faisait pleurer Cooper. Dans ce sixième épisode, nous retrouvons Carl Rodd, le propriétaire d’un parc de caravanes, le Fat Trout Park – personnage introduit dans le film Fire Walk With Me. L’éternel Harry Dean Stanton l’incarne, et ses premières scènes dans cet épisode sont mémorables. Le vieil homme « traîne encore ses bottes » (comme il le disait dans Fire Walk With Me). S’il semble désabusé, il s’émerveille pourtant de la nature et… d’un enfant, qui joue, devant lui. Le spectateur s’attend, peut-être, à voir le vieil homme délivrer son dernier souffle devant cette image idyllique. Mais, sur la route, Richard Horne, le jeune homme inquiétant apparu au Roadhouse dans l’épisode 5, conduit une camionnette propulsée à 200 à l’heure. Le jeune homme écrase l’enfant et s’enfuit. Plusieurs témoins estomaqués restent sur le bord de la route, dont le vieux Carl. Lui qui semble increvable, évoquant dans la scène qui précède son goût des cigarettes qu’il fume sans interruption depuis 75 ans, voit mourir un tout petit garçon sous ses yeux. Alors, une lumière spectrale lui apparaît, comme le corps astral ou l’âme de l’enfant, qui flotte au-dessus de la scène puis s’élève vers le ciel. « God »… balbutie Carl. Le vieil homme s’approche alors de la mère éplorée, et d’un regard tendre, vient éponger ses peines, grand moment d’humanité dans cette saison qui tendait jusqu’alors à montrer la déshumanisation, l’individualisme et la froideur de notre siècle. Une scène qui coupe le souffle, par sa densité d’émotion et par le sentiment mystique qu’elle dégage.

L’émotion de cette scène est appuyée par la musique, qui se déverse après tant de silences : il s’agit d’un nouveau thème d’Angelo Badalamenti, dont nous n’avions entendu qu’un bref extrait dans l’épisode 5, lorsque Cooper pleurait en regardant son fils. Auparavant, dans l’épisode 4, c’était un thème déjà connu mais lui aussi élégiaque, celui de Laura, qui réapparaissait sur les larmes de Bobby. Comme si les musiques d’Angelo Badalamenti étaient déclenchées par les larmes, et signes du retour progressif des émotions lacrymales dans Twin Peaks. Comme si, de notre monde actuel sombre et cynique, il fallait suivre le « retour à zéro » de Cooper et retrouver la mémoire de nos sentiments oubliés, enfouis à Twin Peaks, et de la musique qui y flottait dans les airs.

Un autre aspect donne à cette scène, centrale dans l’épisode, un aspect fascinant. C’est la contradiction de nos sentiments : on y passe d’un moment doux à un moment cruel, de la stupéfaction du choc à la non-réaction quasiment ridicule des passants atterrés, du choc de la voiture percutant l’enfant à la stupéfaction face à l’image mystique de la flamme dans le ciel. De même, nos sentiments face au bourreau sont contradictoires : le tueur automobiliste, Richard, n’est pas uniquement un personnage maléfique et monstrueux comme présenté initialement. Dans la scène qui précède l’accident, il est présenté comme le sous-fifre d’un gangster surnommé "Red" – personnage qui apparaissait au Roadhouse dans l’épisode 2, et joué par Balthazar Getty, déjà vu dans Lost Highway. Richard Horne apparaît dès lors comme un jeune homme perdu, habité par une grande haine, et sûrement beaucoup de souffrances, face à Red, le gangster, qui le met à l’épreuve et le terrifie. Habité par cette peur et cette haine, Richard roule à toute allure pour se défouler, criant tout seul au volant des insultes à l’égard de Red. La peur est donc la raison directe de l’accident – elle envahi la tête de Richard, se transformant en haine, et il ne porte plus attention au monde qui l’entoure ni à la route devant lui. Dans cette situation, Richard rappelle un peu Laura : dans Fire Walk With Me, on voyait comment la peur, incarnée par BOB, en harcelant Laura, la poussait à commettre des actes mauvais, qui ne lui ressemblaient pas.

Ce sixième épisode joue aussi – comme toute la série Twin Peaks depuis vingt-cinq ans – de la figure du double. Ce carrefour où a lieu l’accident est en réalité l’endroit même où Laura avait vu le Manchot, roulant à toute allure d’un seul bras à bord de sa camionnette, dans Fire Walk With Me. Le Manchot, lui, apparaît à Cooper après une image de feu tricolore. Des associations d’idées et d’images relient les scènes entre elles, comme dans un rêve (« wake up, wake up », répète le Manchot). De même, le thème musical de la scène de l’accident apparaissait quelques secondes dans l’épisode 5, lorsque Cooper-Dougie regardait son fils dans une voiture, en pleurant. La musique relie deux scènes où l’on pleure devant un enfant, avec la même présence centrale d’une voiture. Comme si le monde de Cooper à Las Vegas était le miroir de celui, où il est cruellement absent, de Twin Peaks. Autre double dans cet épisode : le policier qui vient en aide à Dougie et le ramène chez lui le renvoie à sa propre image passée, celle d’agent du FBI. Mais ce bon policier renvoie aussi à son double négatif, Chad, un agent égocentrique et cynique du commissariat de Twin Peaks. Ce personnage apparaissait brièvement dans l’épisode 4, il se révèle comme le « méchant » du commissariat de Twin Peaks dans ce sixième chapitre. Comme s’il entachait l’univers jusqu’alors si idéal de ce commissariat, où toutes les âmes étaient bonnes jusqu’alors. Chad se moque du drame vécu par le Shérif Frank Truman et son épouse Doris, le suicide de leur fils après le traumatisme de la guerre. Ce détail renvoie le spectateur à sa propre appréhension d’une scène de l’épisode 5, dans laquelle Doris était présentée sous les traits d’une mégère caricaturale – c’est le poids des années et d’un drame qui a fait d’elle cette triste caricature. Et cette histoire elle aussi possède un double, dans l’épisode 6, celle de Linda, qui vit dans une caravane au Fat Trout Park, en fauteuil roulant des suites de blessures de guerre. Linda, un simple nom pour l’instant, prononcé par son mari à l’adresse de Carl Rodd, mais qui résonne avec l’introduction du tout premier épisode, dans laquelle le Géant disait à Cooper : « Richard et Linda ». Comment ces deux personnages, Linda dans son fauteuil roulant, Richard le jeune apprenti gangster mal dans sa peau, vont-ils être liés ? Si, bien sûr, il ne s’agit pas d’homonymies, comme souvent dans le monde double de Twin Peaks (on se souvient de « BOB » et « Mike », des êtres de la Black Lodge, homonymes de Mike et Bobby, les lycéens).

Par ces multiples nouveaux détails, la série pose de plus en plus de jalons à Twin Peaks, recentrant l’équilibre autour de la ville éponyme. Chaque épisode offre plus de scènes dans la bourgade, avec dans celui-ci 22 minutes à Twin Peaks, minutage le plus haut depuis le début de la troisième saison. Nous retrouvons la scierie lors de la scène entre Richard et Red ; Carl Rodd réapparaît au Fat Trout Park, lieu associé à Fire Walk With Me ; et même le pilier électrique numéro « 6 », dont les câbles semblaient relier l’Homme Venu d’Ailleurs avec notre monde dans Fire Walk With Me, réapparaît après la mort de l’enfantL’épisode nous offre également une nouvelle scène au Double R, cette fois assez anecdotique et amusante (preuve que la série commence à « se poser » à Twin Peaks) entre une cliente, Miriam - qui sera témoin de l’accident par la suite -, Shelly et sa collègue Heidi, petit rôle culte d’Allemande au rire inimitable apparue dans le pilote et le dernier épisode de la série d’origine. L’épisode alterne d’ailleurs entre ces émotions, rires et larmes – notamment, aussi, quand un tueur à gages nain exécute une sanglante mission à Las Vegas, dans une scène à la fois grotesque et gore.

Absents de l’écran, plusieurs présences maléfiques planent comme une lointaine menace dans cet épisode. Mister C. (le double maléfique de Cooper) n’est pas présent, mais Frost et Lynch nous promettent une confrontation entre Diane et lui dans l’épisode suivant. Autre présence menaçante et invisible, Phillip Jeffries (le personnage joué par David Bowie dans Fire Walk With Me), évoqué dans les épisodes précédents, est peut-être ce fantôme qui envoie des messages depuis Buenos Aires à Mr. Todd, le gangster de Las Vegas, qui transmet à son tour l’ordre d’exécuter Cooper-Dougie et la complice ayant raté sa mission au tueur à gages. Bien sûr, difficile de savoir si ces ordres émanent bien de Phillip Jeffries, ou alors de Mister C. ou bien même d’un autre personnage connu inconnu. Enfin, même le « Bras » (l’Homme Venu d’Ailleurs, désormais transformé en Arbre) est rappelé à notre souvenir quand le pylône électrique numéro « 6 » apparaît : dans Fire Walk With Me, le chant de l’Homme Venu d’Ailleurs émanait des câbles de ce pylône. Enfin, le gangster Red semble lui aussi possédé par une entité, capable de tours de magie impossibles.

Il y a aussi les êtres protecteurs, comme le Manchot, qui, lui, apparaît bel et bien pour alerter Cooper : « Don’t die » (« ne mourrez pas »). Ce faisant, il semble opérer une série de gestes incantatoires : parviendra-t-il à ressusciter Cooper par sa magie ? Cette résurrection n’a toujours pas eu lieu, même si, dans cet épisode, l’ancien agent revêt à nouveau son costume noir et blanc revenu du pressing… Quant à Hawk, il agit lui aussi pour Cooper, à l’autre bout des Etats-Unis à Twin Peaks, où il découvre enfin la « pièce manquante », grâce à son héritage – finalement un logo « Nez-Percé » sur une porte de toilettes au commissariat. La pièce manquante : un clou de cette porte, et à l’intérieur de cette porte, des feuillets. S’agit-il de pages du journal de Laura Palmer ? Ont-elles été posées là, vingt-cinq ans plus tôt, par le Manchot qui, dans l’un des épisodes des premières saisons, subissait une crise dans ces mêmes toilettes ? Tout semble, en tout cas, se recouper. L’attente est longue, mais elle semble nous mener quelque part. Où ? Sûrement un endroit « étrange et fascinant », comme le disait Cooper vingt-cinq ans auparavant. Le spectateur est mis à l’épreuve dans cette attente de retrouver le monde de Twin Peaks tel qu’il le connaissait – à travers les yeux de Dale Cooper. Cette épreuve qui nous est proposée est comme celle de la Black Lodge : nous devons l’affronter « avec courage et pureté ». Entre temps, pendant ce voyage, David Lynch nous bombarde d’images et de sensations folles, dans ce qui s’avèrera peut-être la série la plus artistique de tous les temps, et son œuvre la plus grande.

Anecdotes :

  • Al Strobel, le comédien qui interprète Phillip Gerard alias Mike Le Manchot, a perdu son bras dans un accident de voiture. Le comédien raconte avoir alors vécu une expérience de mort imminente : il dit s’être vu flotter au-dessus de son corps, hésiter à partir vers une lumière ou rester sur terre. Il dit avoir fait ce choix, et « prévenu » un voisin de venir le secourir. En l’occurrence, un voisin a « ressenti » cet appel et est sorti devant chez lui, ce qui a sauvé la vie d’Al Strobel. Il en fait le récit dans une interview, disponible dans les bonus Blu-Ray des deux premières saisons. Est-ce cette histoire qui a inspirée à David Lynch l’apparition mystique lors de la scène de l’accident de cet épisode Don’t Die ?

  • Red, le gangster interprété par Balthazar Getty, évoque un film qu’il aime, The King and I. Film précédemment cité dans la saison 2 par Pete Martell (joué par Jack Nance), lorsque Leland en interprétait une chanson dans le restaurant du Great Northern.

  • Cooper-Dougie contemple l’affiche d’un match de boxe des années 50 de son patron Mullins. Sur l’affiche, la date du match annoncé est le 18 juin, date de diffusion de l’épisode suivant ! L’indice d’une confrontation « musclée » à venir pour l’épisode suivant ?

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7. THERE'S A BODY ALL RIGHT

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Hawk a découvert les pages arrachées du journal de Laura Palmer, dans lesquelles Annie l’incitait, par un rêve, d’inscrire : « le Bon Dale est dans la Lodge ». Frank Truman se replonge alors dans le passé de l’affaire Palmer, et de la disparition de Dale Cooper. A Buckhorne, le lieutenant Knox découvre le cadavre sans tête du Major Briggs, tandis qu’un esprit traverse le couloir. A la prison de Yankton, Diane confronte Cooper.

Critique :

Après une sixième partie qui marquait la réapparition des larmes et de la musique dans Twin Peaks, avec un nouveau thème tragique d’Angelo Badalamenti mémorable, ce septième chapitre est celui du retour dans la ville de Twin Peaks et de la « récompense » pour les fans. Après 6 épisodes qui nous ont plongés dans un puzzle sombre et complexe, qui nous ont perdus dans différentes métropoles (Las Vegas, New York, et de nouvelles villes fictives comme Buckhorn ou Rancho Rosa), l’épisode 7 poursuit la logique d’un retour progressif dans la bourgade, et dans le passé.

Les épisodes 2, 3, 4, 5 et 6 n’ont cessé de faire des détours, comme l’indique le minutage des séquences passées à Twin Peaks :

Partie 1 : 9 min.
Partie 2 : 8 min.
Partie 3 : 7 min.
Partie 4 : 15 min.
Partie 5 : 20 min.
Partie 6 : 22 min.  

Partie 7 : 24 min.

Le minutage des séquences passées à Twin Peaks semble indiquer que Frost et Lynch veulent nous ramener dans la ville éponyme par petites touches, comme par une force centripète, au fur et à mesure que l’intrigue progresse. Le septième épisode s’ouvre d’ailleurs directement dans la forêt de Twin Peaks. C’est la première fois dans cette saison que le spectateur se retrouve directement dans la ville éponyme. Jerry Horne est perdu dans les bois, totalement défoncé, au téléphone avec son frère Ben. Dans la scène suivante, au commissariat, Frank Truman lit les pages arrachées du journal de Laura Palmer, retrouvées par Hawk dans les toilettes. La conversation fourmille d’informations et de références aux saisons passées. Après six épisodes évoluant dans un épais mystère, Lynch et Frost récompensent le spectateur par ces informations nettes et précises : il s’agit de pages arrachées au fameux journal secret de Laura, retrouvé chez Harold Smith (épisode « Lonely Souls » de la saison 2 où Hawk découvrait Harold pendu). Il y a 3 pages, or 4 pages avaient arrachées à l’époque – une page reste donc toujours manquante. Frank Truman, Shérif qui n’a pas suivi l’affaire, cherche à y voir clair. Une mise en abyme malicieuse de la situation des spectateurs, qui, vingt-cinq ans plus tard, doivent se replonger dans les dédales de l’affaire Laura Palmer. Selon Hawk, les pages auraient été cachées dans le commissariat par Leland lui-même (ce qui renvoie, peut-être, à la phrase prononcée par Leland dans la Lodge dans l’épisode 2 : « Find Laura », « retrouvez Laura »). Enfin, ces pages retrouvées évoquent une scène de Fire Walk With Me, dans laquelle Laura rêvait d’Annie Blackburn qui lui disait : « le Bon Dale est dans la Lodge ; note-le dans ton journal ». Voilà donc comment Hawk retrouvera, peut-être, Dale Cooper : par le rêve fait par Laura Palmer 25 ans plus tôt. Fascinant pont entre les scénarios d’œuvres écrites à un quart de siècle d’écart.

Frank Truman appelle alors son frère Harry, toujours relégué hors-champ. Harry Truman, personnage culte des saisons 1 et 2, est toujours souffrant et, à chaque conversation téléphonique, son état semble empirer. Si un thème surnage de ce Twin Peaks saison 3, c’est celui du Temps. Le temps et ses qualités, parfois surnaturelles (sauts dans le temps, « is it future ? or is it past ? »). Mais aussi le poids du temps ; la Dame à la Bûche, souffrante d’un cancer, apparaît crâne rasé dans l’épisode 1 et 2 ; dans cet épisode 7, Harry Truman semble être coincé à l’hôpital, et la maladie qu’il doit « combattre » est peut-être aussi un cancer ; plus tard dans l’épisode, Beverly, l’employée de l’hôtel du Grand Nord, se dispute avec son mari gravement malade et coincé dans un fauteuil roulant (là encore, il semble s’agir d’un cancer) ; enfin, nous retrouvons aussi le Docteur Will Hayward, incarné par Warren Frost, le père du co-créateur Mark Frost. Le comédien, atteint d’Alzheimer, et décédé après le tournage de la saison 3, réapparaît dans son rôle par Skype interposé avec Frank Truman. La scène offre un beau décalage entre le décor intemporel et boisé du commissariat, et l’écran d’ordinateur branché sur Skype, camouflé par un système ingénieux (comme passe-temps, David Lynch adore bricoler les tables !). La conversation échangée entre Frank Truman et Hayward évoque en filigrane cette mort qui approche. La fiction et la réalité se rejoignent, quand Hayward évoque ses pertes de mémoire dans le dialogue. Quant à Truman, qui cherche à en savoir plus sur l’affaire Palmer et la disparition de Cooper, il est confronté coup sur coup à deux témoins trop malades pour vraiment l’aider (son frère au téléphone, Hayward diminué sur Skype). Mais Hayward se souvient d’une chose : il y a vingt-cinq ans, il a vu Cooper à l’hôpital, et ne l’a pas « reconnu » car il était comme un autre homme. Hayward évoque aussi à cette occasion Audrey Horne, dont nous apprenons qu’elle était dans un coma à la suite de l’accident de la fin de la saison 2.

Le passé semble donc difficile à raviver. C’est aussi le cas dans le Dakota, où Gordon et Albert peinent à convaincre Diane (la secrétaire de Cooper, devenue enfin personnage réel dans l’épisode précédent grâce à l’incarnation de Laura Dern). Elle refuse d’abord de retourner voir Cooper pour l’identifier en prison. Se laissant finalement embarquer, Diane est terrifiée par « Mister C. », le double maléfique de Cooper. Séquence encore magistrale que cette confrontation de Laura Dern et de Kyle MacLachlan, le couple culte de Blue Velvet en 1988. MacLachlan est toujours aussi sidérant dans son incarnation du Mal. Laura Dern est à couper le souffle. Diane et Cooper – en réalité, BOB – ont vécu une « dernière nuit » qui a traumatisé Diane, des années auparavant. Lynch poursuit avec Laura Dern leur exploration de sentiments brûlants transparaissant par son jeu et son visage déformé, au bord des larmes, dans la lignée de son interprétation de Sailor et Lula et Inland Empire. Laura Dern incarne une Diane « mi sainte mi danseuse de cabaret » (comme décrite dans le livre Dale Cooper, My Life my tapes), agressive et usant pléthore de « fuck you », mais immédiatement attachante. Ses retrouvailles avec MacLachlan sont aussi émouvantes que celles avec David Lynch – le cinéaste partageant pour la première fois des scènes de jeu avec son actrice culte. Lors de ces scènes avec le nouveau quatuor du FBI, Diane renvoie Tamara Preston à sa place de novice, mise en abyme des statuts des deux actrices dans l’univers de Lynch, l’une grande habituée, l’autre nouvelle recrue. Autre jeu de complicité avec les spectateurs, Lynch/Gordon Cole évoque un détail de l’épisode 4 lors d’un dialogue avec Tamara et Albert : il évoque la manière étrange dont Cooper prononçait « Very » à l’envers, « Yrev very », lors de l’entretien en prison. Or, cet élément était imperceptible, comme si Lynch et Frost comptaient sur la vigilance des fans analysant et sur-analysant la série pour repérer ce détail. C’est bien ce qui est arrivé, puisqu’une vidéo fut partagée sur internet par les fans, pour mettre au ralenti l’indice caché du « yrev-very » de Cooper-BOB, avant que Gordon Cole ne l’évoque trois épisodes plus tard !  

Si l’épisode 7 a un motif dominant, c’est donc celui des retrouvailles. Celles de Frank et son frère Harry Truman – auront-elles lieu un jour ? Celles de Hawk avec l’affaire Laura Palmer. Celles de Diane et de Cooper aussi, terrifiante. Tout semble se recouper, se rejoindre, et c’est aussi le cas du cadavre du Major Briggs qui retrouve son identité… au cours d’une scène où la Lieutenant Knox, du Pentagone, croise sans le voir un être venu d’ailleurs, clochard sombre et spectral (est-ce le même que celui aperçu dans l’épisode 1 ? difficile à dire… il pourrait s’agir, aussi, d’un être du « Convenience Store » vu dans The Missing Pieces, les scènes coupées de Fire Walk With Me). Autres retrouvailles, celles du spectateur avec des plans cultes. Dans l’épisode 6, un plan du feu tricolore était réapparu, directement issu du pilote de 1990. De même, le 7ème épisode nous montre à nouveau les chutes de l’Hôtel du Grand Nord, la nuit, dans un plan visiblement issu de la série d’origine. La saison 3 semble bien effectuer un retour magique dans le temps, en prenant le public à rebours volontairement. Plus on avance dans la saison, plus on recule dans le temps pour retrouver le Twin Peaks d’origine. Autre plan réapparu, celui des monts boisés perdus dans la brume. Ils nous mènent à Andy, qui attend dans la forêt un habitant des caravanes du Fat Trout Park. A 16h30 (4:30, renvoyant à l’indice du géant « 430 » ?), Andy doit retrouver cet habitant – en lien, semble-t-il, avec l’accident de l’épisode 6. Or, l’homme n’arrive pas, et ce rendez-vous manqué est un nouveau mystère. Sur cette séquence, le thème de Laura Palmer résonne à nouveau, ce même thème qui hantait les saisons 1 et 2 et qui était réapparu dans l’épisode 4 de la nouvelle saison.

Autre mystère, un son, un sifflement fantomatique, qui trouble Ben Horne et sa belle employée Beverly, dans l’Hôtel du Grand Nord… Serait-ce Josie, qui hante les murs – retrouvailles paranormales avec ce personnage disparu dans la saison 2 ? Ou bien la présence surnaturelle d’esprits Indiens ? Ou encore l’âme perdue de Cooper, dont Beverly a reçu la clé de chambre d’hôtel, avant de la montrer à Ben Horne ? « Ecoutez les sons », disait le Géant dans le premier épisode, et ce septième chapitre prouve encore ô combien cette phrase est importante. Plus tôt dans l’épisode, Gordon Cole siffle une mélodie étrange dans son bureau dans une séquence poétique et apparemment gratuite, avant d’enchaîner sur une discussion avec Albert qui révèle toujours plus de la relation ambivalente entre l’agent du FBI et son directeur, témoignant d’une pointe de fatigue ou de ressentiment dans leur amitié. Cet instant où Gordon sifflote n’est peut-être pas anodin en lui-même : Gordon semble chercher dans les tréfonds de sa mémoire pour retrouver un air, mais les dernières notes ne collent pas… L’air ressemble à celui du film de Fellini Amarcord (film sur le souvenir), mais déformé.

Enfin, dernières retrouvailles, celles de Cooper avec sa mémoire. Après le premier pouce levé, le premier café, le retour de ses réflexes d’enquêteur contre un collègue malhonnête, Cooper-Dougie maîtrise un tueur en sortant de son travail. Face au tueur à gages nain venu l’assassiner, Cooper redevient soudain un agent du FBI expérimenté, et désarme l’assaillant en quelques mouvements impressionnants. Lors de ce retour du passé, « l’évolution du bras » (l’arbre à tête de chewing-gum) réapparaît dans le bitume et hurle à Cooper de « serrer la main » du tueur. Cooper, pris pour Dougie, devient alors héros médiatique l’espace d’un instant, mais semble encore plus perdu que jamais – Cooper a-t-il oui ou non retrouvé la mémoire ? Quelqu’un le reconnaîtra-t-il à la télévision ? Nous le saurons au prochain épisode. A cette scène succède celle où, à Twin Peaks, Ben Horne découvre grâce à Beverly la clé de la chambre 315, celle où Josie a tiré sur Cooper il y a vingt-cinq ans… Le 7ème épisode serait-il celui où la situation de Cooper se débloque ? Mais parallèlement à la « libération » de Cooper-Dougie qui retrouve ses capacités physiques, son double maléfique se libère lui aussi des barreaux de la prison de Yankton, s’évadant dans la nuit avec son complice (et traître ?) Ray Monroe, avec l’aide du directeur de la prison qu’il a menacé. Le maléfique Mister C., habité par BOB, retournera-t-il à Twin Peaks avant le bon Cooper ? Une forme de course s’installe entre les deux Cooper, et il s’agit dès lors d’arriver « à temps » à Twin Peaks avant l’irréparable.

A Twin Peaks, un long plan fixe – de 2 minutes, comme seul semble pouvoir se le permettre un auteur de la trempe de Lynch – montre le Roadhouse après un concert, vide, et un employé qui balaye. 2 minutes de « rien »… Oui, mais du « rien » se déroulant à Twin Peaks ! Cette longueur renvoie aux longs plans du laboratoire à New York, qui jouaient sur nos nerfs : nous voulions voir Twin Peaks, nous restions bloqués à New York. Mais cette fois, l’attente du spectateur est récompensée : au terme des 2 minutes, la caméra passe près du bar, et nous donne accès à une conversation téléphonique de Jean-Michel Renault. Ce frère Renault, que nous ne connaissions pas, est mêlé, comme ses frères dans les deux premières saisons, à une louche affaire de prostitution de jeunes femmes blondes... Le retour à Twin Peaks a bel et bien lieu, enfin : les intrigues s’y entremêlent, avec ses trafics cachés, de drogue et de jeunes femmes, ses histoires de mort (la collision de l’épisode 6), ses histoires d’amour (Becky et Steven), et ses enquêtes au commissariat. Et ce retour est célébré par un générique final au Double R de Norma et Shelly. Le restaurant est plein de clients, plein de vie, et plein de musique. Si la toute première scène au Double R (dans l’épisode 5), l’après-midi, manquait d’une musique au juke-box, cette fois un tube des années 50, « Sleepwalk », couvre à plein-volume les conversations. Le générique défile, et sous cette musique vintage, une seconde musique apparaît : un thème menaçant signé Badalamenti, issu de la saison 2. Souvenir de la série d’origine où les musiques tapissaient chaque scène, quitte parfois à même se chevaucher – à l’époque, sous les dialogues, il arrivait que deux morceaux de Badalamenti soient montés en superposition, offrant d’étranges dissonances. C’est à nouveau le cas ici, et cette musique sombre, sous la musique pop, était un thème associé à Windom Earle. Une manière de dire qu’aucun souvenir des saisons 1 et 2 de Twin Peaks ne sera oublié. De l’amnésie de ces 25 ans, tout le passé refera finalement surface, par clins d’œil ou plus directement dans le récit. Retour aux sources après tant d’amnésie, ce septième chapitre offre encore de grandes émotions aux fans purs et durs de Twin Peaks. Mais au-delà de ces délices scénaristiques, il s’agit encore de grand cinéma, avec de grands numéros de comédiens et des séquences magistrales, véritables leçons de cinéma, comme celle du mystérieux son qui résonne au Grand Nord et que la caméra « cherche » par un travelling avec Ben et Beverly, ou bien celle des effrayantes retrouvailles de Diane et Cooper.

Anecdotes :

 

  • L’épisode, diffusé le jour de la fête des pères, est dédié à la mémoire de Warren Frost, le père de Mark Frost et interprète du Docteur Will Hayward.  

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8. GOTTA LIGHT?

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Ray et Mister C. s’évadent. Ray a les cordonnées. Ils s’éloignent de l’autoroute. Rien ne se passe comme prévu… Des années auparavant, un événement imprévu a aussi provoqué une faille…

Critique :

Comment résumer ce huitième chapitre de Twin Peaks, The Return ? David Lynch a apporté à la télévision, en 2017, le choc expérimental apporté au cinéma en 1968 par Stanley Kubrick avec 2001 : L’odyssée de l’espace, auquel il rend hommage. David Lynch se permet d’arrêter le récit, au sein d’une série, art où le scénario prédomine trop souvent sur la mise en scène, pour laisser libre cours à son imaginaire visuel et sonore, en 50 minutes d’un voyage cosmique.

Pourtant, l’épisode débute là où nous avait laissé le précédent, à savoir par l’évasion de Ray et Mister C. en pleine nuit. Ray a les « coordonnées » qui comptent tant pour Cooper-BOB. Ce dernier s’apprête à le tuer, mais, première surprise de l’épisode, il se fait piéger par Ray qui lui tire dessus. Une image inattendue, tant Mister C., véritable esprit du mal mi-Hannibal Lecter mi-Docteur Mabuse, semblait imbattable. Mais, l’instant d’après, tout change à nouveau : des esprits apparaissent de la forêt. Des vagabonds aux visages noircis, comme nous en avons vu dans les épisodes 1 et 7, apparaissent en surimpression, tandis qu’une lumière blanche stroboscopique strie la nuit. Ces flashs sont souvent la marque, chez Lynch, du passage du monde réel à d’autres univers souterrains et cachés. Ray est terrifié face aux spectres vagabonds qui ressuscitent Mister C. et extraient le visage de BOB (celui du comédien Frank Silva) de son abdomen. Parallèlement, à Twin Peaks, le groupe Nine Inch Nail joue sur la scène du Roadhouse. Ce sera la seule scène de l’épisode à se dérouler dans la ville. Ce concert metal est monté en parallèle de la réincarnation de Mister C., comme un rite diabolique. Ray, lui, s’enfuit, et téléphone à Phillip Jeffries pour le prévenir de la mort probable de Cooper. En quelques minutes, les événements ont été grandement perturbés. Cooper réincarné est-il toujours possédé par BOB ? Quel impact aura cette réincarnation ? Phillip Jeffries (David Bowie dans Fire Walk With Me), qui est toujours omniprésent, mais hors-champ, sera-t-il revu dans l’un des futurs épisodes ?

Nous sommes à la quinzième minute de l’épisode, quand nous sommes soudain propulsés en 1945, dans le désert de White Sands au Nouveau Mexique. De nuit, le désert est filmé en noir et blanc. Soudain, le premier essai de Bombe H se produit devant nos yeux. Image sidérante, magnifiquement réalisée, sur la musique de Penderecki dédiée aux victimes d’Hiroshima. La caméra s’approche de l’explosion et s’y engouffre. C’est parti pour 40 minutes de visions hallucinantes. Nous passons d’abord par toutes les couleurs, les formes, comme dans l’œil de l’explosion, et en même temps dans le vide intersidéral. Réécriture visuelle de 2001 : L’odyssée de l’espace, film clé dans la cinéphilie de Lynch et auquel il rend ici hommage. Mais ces images abstraites rappellent aussi le travail de Lynch comme peintre, lui qui a commencé par cet art avant « d’animer » ses tableaux pour en faire ses premiers courts-métrages dans les années 70. Et, surtout, elles sont liées au récit de cette saison de Twin Peaks : nous rejoignant ici les sphères intersidérales vues dans l’épisode 3, lorsque Dale Cooper se retrouvait dans l’espace aux côtés de Naido, la femme aux yeux cousus. L’explosion atomique de 1945 a-t-elle ouvert une brèche dans l’espace, entre notre monde et d’autres mondes parallèles ? La Black Lodge était l’un de ces autres mondes. Un autre lieu mystérieux est celui du « convenience store » (station-service épicerie, difficilement traduisible en français) : dans les premières saisons de Twin Peaks, le Manchot disait que lui et Bob vivaient dans un « conveniance store » ; dans Fire Walk With Me, Phillip Jeffries disait avoir rencontré des êtres en haut d’un « convenience store ». Dans ce huitième épisode, les images d’atomes laissent place à celle d’un convenience store : dans ce décor abandonné, toujours filmé en noir et blanc, une épaisse fumée et une lumière stroboscopique apparaissent, en même temps que des spectres aux visages noircis. Au-delà de l’expérimentation hallucinatoire, cet épisode semble nous dire que la Bombe H a ouvert un chemin entre le monde de ces spectres et le nôtre. Le « convenience store », près du site de l’explosion, est-elle cette porte entre deux mondes ?

Nouvelle plongée dans l’inconnu, d’un « cut » du montage : nous voyons une créature, qui semble être celle de la boîte en verre de New York. Est-elle la « Mère », qui frappait à la porte et dont parlait la Fille Américaine dans l’épisode 3 ? (« my mother is coming ! »). La créature semble pondre des œufs, dont l’un d’eux renferme le visage de BOB. Puis nous voyageons à nouveau dans l’espace, fait d’étoiles ou de bulles rouges. Sommes-nous dans un fœtus ? Une forme ronde et dorée apparaît. Nous survolons alors la mer, une mer violette, et nous retrouvons un immense bâtiment au milieu d’une île. La mer violette et le bâtiment sont-ils ceux vus dans l’épisode 3, où Cooper atterrissait et rencontrait Naido ? Dans cet immense bâtiment, la caméra s’engouffre dans une petite lucarne. Une femme en tenue de cabaret, la Senorita Dido (comme l’indiquera le générique de fin), se tient près du Géant. Lui est crédité en tant que « ??? » aux génériques de fin du premier épisode et de celui-ci : serait-il Dieu, pour perdre son surnom du « Géant » pour celui de points d’interrogations ? Un Dieu que l’on ne peut nommer ? L’épisode semble le montrer. Il contrôle les événements depuis son château, où l’on retrouve une sorte de grosse cloche similaire à celle qui flottait dans l’espace dans l’épisode 3. Le Géant parcourt les lieux jusqu’à un théâtre – double du théâtre Silencio de Mulholland drive (tourné, peut-être, dans le même théâtre). Là, le Géant revoit les images précédentes de l’épisode, celles de l’explosion atomique, sur un écran. Il s’arrête sur l’image de BOB dans l’œuf. La Señorita Dido entre et voit le Géant en lévitation. Sur ces images fascinantes, une nouvelle musique d’Angelo Badalamenti se joue : une musique électronique lente et majestueuse, envoûtante. Le Géant produit par sa bouche une texture dorée, fait d’étoiles scintillantes. Tout l’épisode alterne brillamment entre noir et blanc et couleur, comme au sein d’une peinture en mouvement. Lynch mêle aussi les images réelles et de synthèse pour créer des images surréalistes mémorables. La lumière qui émane du Géant est-elle pleine « d’âmes » ? Elle rappelle l’âme du petit garçon tué dans l’épisode 6, qui s’envolait vers le ciel. De cette âme, une sphère jaune s’extraie et flotte jusqu’aux mains de la Señorita Dido et à l’intérieur, le visage de Laura Palmer apparaît. « Laura est la clé » disait la Dame à la Bûche dans son introduction du pilote de la saison 1. Elle est envoyée sur Terre, à travers l’écran de projection, par le canal d’un saxophone géant (instrument renvoyant aux musiques de Twin Peaks, et notamment au thème sur lequel dansait l’Homme Venu d’Ailleurs dans la Black Lodge au début de la saison 1).

Sur Terre, nous passons alors au 5 Août 1956. Toujours un désert du Nouveau Mexique, et toujours en noir et blanc. Un œuf éclot. Un cafard-crapaud ailé en sort, créature dégoûtante évoquant le bébé gluant de Eraserhead. Lynch utilise toutes les technologies, artisanales et numériques, anciennes et modernes, pour créer son trip hallucinatoire. Ici, la créature numérique est contrebalancée par l’usage du noir et blanc. Plus loin, dans un village près du désert, un jeune garçon et une jeune fille, adolescents, discutent et se séduisent. La jeune fille découvre une pièce de 5 cents au sol, côté face, ce qui semble la ravir. Ces pièces de 5 cents semblent avoir une importance dans la saison 3 (avec la scène de Red et Richard dans l’épisode 6 ; on peut voir aussi ces mêmes pièces dans le cercle de feu du Manchot dans la première saison de Twin Peaks). Pendant ce temps, un spectre déambule dans le désert. Plusieurs autres spectres apparaissent sur la route, à la grande surprise d’un couple d’automobilistes. Le spectre, terrifiant, leur demande s’ils « ont du feu » à plusieurs reprises. Les automobilistes parviennent à prendre la fuite. Puis, ce spectre se rend dans les studios de la radio locale, où il tue la standardiste puis l’animateur radio. Se saisissant du micro, il délivre un message hypnotique, en boucle : « This is the water. And this is the well. Drink full and descend. The horse is the white of the eyes and dark within » (que l’on pourrait traduire ainsi : « Ceci est l’eau. Et ceci est le puits. Buvez et descendez. Le cheval est le blanc des yeux et l’obscurité à l’intérieur »). On se souvient du fameux poème du Manchot, sorte de lythanie magique : « Through the darkness of future past, The magician longs to see, One chants between two worlds, Fire walk with me ». A l’écoute du chant du spectre qui passe à la radio, plusieurs villageois s’évanouissent. La fille adolescente, dans son lit, s’endort aussi à son écoute et le cafard-crapaud ailé en profite pour s’introduite dans sa bouche. Quelle signification donner à ces images ? Par association d’idées, elles rappellent le viol de Laura Palmer par BOB, qui s’introduisait dans sa chambre, là aussi par la fenêtre entrouverte pendant son sommeil. Mais qui est cette jeune fille des années 50 ? La « mère » de BOB, dans son incarnation physique (donc du dénommé Robertson, le véritable BOB que Leland Palmer a croisé dans son enfance) ? Ou bien Sarah Palmer (en faisant un lien avec le cheval mentionné par l’incantation du spectre) ? Impossible de le dire pour le moment. Mais, si cet épisode 8 semble purement abstrait, nombre d’éléments de la mythologie de la série, et du livre de Mark Frost The Secret History of Twin Peaks, sont pourtant convoqués. Il est probable que cet épisode sera central, et s’éclaircira au fil des événements à venir.

Quant à Laura, vient-on d’assister à sa naissance ? Ou bien, à autre chose ? Autre chose lié à l’épisode 2, où Laura apparaissait puis disparaissait dans un hurlement, dans la Black Lodge ? Un épisode libre et fou, splendide visuellement et auditivement, diffusé avant une pause de deux semaines dues aux vacances aux Etats-Unis. De quoi laisser les spectateurs réfléchir à ces images mémorables pendant cette pause, avant de se lancer dans la deuxième moitié de Twin Peaks, The Return.

Anecdotes :

 

  • Le théâtre où vont le Géant et la Senorita Dido semble être le Club Silencio de Mulholland drive. À l’époque de ce film, des fans de Twin Peaks avaient cru reconnaître dans les figurants du Club Silencio… Laura Palmer et Ronnette Pulaski ! 

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9. THIS IS THE CHAIR?

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Mister C. est vivant. A Las Vegas, les détectives Fuscoes enquêtent sur l’agression de Dougie Jones et découvrent que celui-ci semble exister que depuis 1997. A Twin Peaks, Hawk, Frank Truman et Bobby Briggs découvrent un indice laissé par Garland avant sa mort…

Critique :

Après un huitième chapitre noir comme le café, dont l'hallucinant voyage jusqu'aux sources du mal fera date, le neuvième épisode reprend le fil du « retour » à Twin Peaks. Ce fil, c'est celui d'un lent réveil, d’une sortie de l'amnésie, de la recherche d'un monde oublié, et de la résurgence de sentiments que l'on croyait perdus.

Les larmes, les pleurs, si présents dans le Pilote tourné par Lynch en 1990, semblaient absents du monde de 2017 tel qu’il était filmé au début de cette saison. Et, marquant cette absence, la musique d'Angelo Badalamenti se faisait cruellement absente, au profit d'effets de sound-design angoissant. A partir de l'épisode 2, des thèmes anciens étaient rejoués (« Dark Mood Woods » à Glastonbury Grove, puis dans l’épisode 4 « Laura's theme » quand Bobby revoit la photo de sa bien-aimée). Il faudra attendre l'épisode 5, pourtant, pour que de nouveaux morceaux du compositeur apparaissent : un thème est joué quelques secondes dans l’épisode 5 lorsque Dale pleure devant Sonny Jim, puis ce thème est joué intégralement lors de la scène de l'accident tuant un petit garçon dans l'épisode 6. L'épisode 8 offrait lui aussi un nouveau thème, lorsque le Géant laissait sortir de lui une chaude lumière, possible espoir d'amour dans un monde maléfique. Dans l'épisode 9, ce sont les retrouvailles entre Bobby Briggs et sa mère Betty qui donnent naissance à un nouveau morceau de Badalamenti. A nouveau, un thème éthéré, accompagnant une scène bouleversante, et soulignant le retour d'un objet du passé, l’indice laissé par Garland Briggs clairvoyant aux futurs enquêteurs dont l'un d'eux est Bobby, devenu un homme intègre comme son père l’avait imaginé dans un rêve. La musique de cette scène de 2017 créé un pont avec celle du récit du rêve de Garland de la saison 2, accompagnée d’un morceau éthéré assez proche.

L'épisode 9 abonde de musiques en tout genre : ce nouveau thème se marie à une multitude d'anciens morceaux, ce qui en fait l'épisode le plus musical de la série à présent. Lynch laisse durer plusieurs minutes le morceau « Deer Meadow Shuffle » sur les Détectives Fusco à Las Vegas, les associant par cette musique à notre souvenir des flics désagréables de Deer Meadow dans Fire Walk With Me. La musique est à nouveau associée au retour du passé lorsque Cooper regarde fasciné le drapeau américain. L'hymne national retentit en écho dans le cerveau de Cooper cherchant à retrouver qui il était. Moment à la fois émouvant et burlesque, où le souvenir du devoir patriotique d'agent du FBI laisse place à une image incongrue et fétichiste sur des chaussures de femmes, lorsque son regard se déplace sur des talons rouges, qui rappellent éventuellement Audrey Horne (dont la toute première scène du pilote insistait sur ses talons).

Ce que montre l'épisode 9, c'est donc essentiellement les sentiments qui refont surface. L'épisode nous fait brillamment passer du rire aux larmes, puis à la terreur, comme le faisait l'ancienne saison. Andy et Lucy retrouvent de leur malice, lors de la scène de l'achat en ligne du fauteuil. La scène de Betty Briggs nous fait pleurer puis rire, alternant entre le sérieux de l'instant, et l’insistance avec laquelle Betty souhaite offrir un café aux enquêteurs, alors qu’ils attendent impatiemment de connaître le secret laissé par Garland. A Buckhorn, Diane octroie enfin un sourire à Gordon quand celui-ci se remet à fumer en souvenir du bon vieux temps de leurs pauses clopes. Cette scène résume à elle seule la saison 3 : il aura fallu attendre un silence froid et interminable, avant d'obtenir ce tendre échange de sourires ! De même, il faut passer par les univers froids du monde actuel dans les premiers épisodes pour remonter à la source de nos émotions et retrouver une forme d'humanité, épisode par épisode (d'où la puissance de la scène de l'accident dans l'épisode 6). Le rire surgit là où ne l'attend pas, et l'amour aussi, quand, dans la morgue de Buckhorn, Albert et Constance se rencontrent. La narration éclatée géographiquement des épisodes précédents mène de manière inattendue à cette rencontre parfaite des deux légistes, et en quelques répliques cyniques échangées du tac au tac autour d’un corps sans tête, c'est le coup de foudre !

Le retour à Twin Peaks est donc un retour aux sentiments des premières saisons de Twin Peaks. On retrouve cet alliage formidable de la série d'origine, petit à petit. De même, l'intrigue commence à se recouper. Les fils cessent de se perdre en réseaux complexes, et commencent à se rejoindre. Ce seul épisode délivre nombre d’informations concrètes : la découverte du message de Briggs, le lien entre Mr C. et le mystérieux Duncan Todd de Las Vegas, et le lien qui unissait Bill Hastings à Ruth Davenport. Le meurtre de cette dernière apparaît sans conteste lié à l'intrigue ésotérique, celle de la Black Lodge et des deux Cooper. Bill Hastings, que nous n'avions pas revu depuis le premier double épisode, réapparaît et ne semble plus une pièce de puzzle perdue. Presque toutes les trames sont reprises dans l'épisode 9 pour y apporter quelques réponses - à l'exception, peut-être, de celle de New York qui reste un mystère.

 

David Lynch dit dans ses interviews que cette nouvelle saison ne devrait pas être désignée comme « la saison 3 » de Twin Peaks, mais comme une œuvre à part sous le nom de : Twin Peaks, The Return. Et c'est bien toute l'histoire d'un retour qui est traitée en 18 épisodes. Une histoire homérique de voyage à la fois physique, spirituel, et sensoriel. À chaque nouveau chapitre, le voyage progresse vers Twin Peaks. Le minutage des scènes dans la bourgade augmente globalement depuis les premiers épisodes (22 minutes dans cet épisode), et surtout tous les éléments de l’intrigue commencent à être reliés à la ville : les coordonnées tant recherchées par Mister C. sont découvertes par les agents de Twin Peaks ; à Las Vegas, d'autres policiers découvrent que Dougie Jones n'existait pas avant 1997 et enquêtent sur son compte... Lynch et Frost jouent avec notre attente d'un « retour à Twin Peaks » pour en faire le but même de leur intrigue, un retour peut être impossible, mais dont chaque épisode nous donne l'impression qu’il est imminent. 

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10. LAURA IS THE ONE

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Richard Horne cherche à échapper à la police après l’accident. A Las Vegas, les frères Mitchum découvrent Dougie Jones, « Mister Jackpot », à la télévision… Gordon et Albert se rendent compte que Diane communique secrètement avec Mister C.

Critique :

Le 9ème chapitre offrait beaucoup d’indices dans la très complexe narration de ce retour à Twin Peaks. L’épisode 10 continue dans ce sens, et constitue d’ailleurs un beau diptyque avec l’épisode 9. L’élément qui restait le plus mystérieux, à savoir les scènes à New York du premier épisode, se voient apporter un début de réponse : le millionnaire à l’origine de ce laboratoire serait bel et bien Mister C. Le double maléfique chercherait donc bien à piéger Cooper au moyen de cette technologie étrange qu’est la boîte en verre.

Mais, si Lynch et Frost délivrent des informations, ils n’oublient jamais de complexifier d’autres trames en parallèle. Sur le plan de la chronologie, en effet, nous sommes plus que jamais perdus. Les scènes semblent être montées comme un jeu de carte battu. La trame de Richard Horne, laissée en suspens depuis l’accident de l’épisode 6, trouve ses conséquences directes dans cet épisode 10. Quant à Jerry, il est perdu dans les bois depuis l’épisode 7 ! Les costumes des personnages (les pulls de Lucy, les cravates de Ben Horne) semblent indiquer que tout ce que nous voyons à Twin Peaks se déroule sur un laps de temps réduit, mais dont le montage « en boucle » nous donne l’impression de s’étaler, ou d’aller et venir entre passé et futur. Ce jeu avec la chronologie contraste avec la narration des deux premières saisons, où nous passions une journée entière à Twin Peaks dans chaque épisode, et retrouvions nos personnages là où nous les avions laissés dans l’épisode suivant. Dans ce Retour, le spectateur peut se demander à chaque seconde quand se déroule la scène qu’il contemple. Un jeu de piste indiqué par le Manchot dans le premier double épisode : « Est-ce le futur, ou le passé ? ». Dans un monde atteint d’amnésie et de léthargie, « quelque chose ne va pas », prévenait-il. C’est que le temps se répète en boucle, « encore et encore », comme le dit L’Evolution du Bras. Toutes ces phrases, le scénario et le montage (de Duwayne Dunham et David Lynch) l’incarnent.

Comme dans l’épisode 9, ce nouveau chapitre tend à renouer avec des sentiments plus chaleureux. Janey-E découvre le torse de son mari chez le médecin, stupéfaite de le découvrir athlétique – et pour cause, il s’agit de Dale Cooper, agent du FBI, et non plus de son mari bedonnant Dougie. S’ensuit une scène où Cooper-Dougie se laisse faire comme un jouet sexuel. Idée splendide et hilarante, ses bras ballottent des deux côtés du lit comme ceux d’un pantin. Parallèlement, à Buckhorn, Gordon et Tamara ont des yeux d’enfants en espionnant Albert et Constance dîner aux chandelles. On retrouve l’équilibre humour/noirceur de la série d’origine dans d’autres scènes, comme celle du nouveau show du Dr Jacoby et de sa spectatrice Nadine dont nous apprenons qu’elle a ouvert sa boutique de rideaux silencieux ! Autre moment burlesque : l’un des frères Mitchum, les gérants du casino, se voit violemment giflé par une télécommande lorsque sa poupée blonde Candie veut écraser une mouche. Comme toujours dans cette nouvelle saison, les apparences effrayantes se dégonflent au profit d’un moment d’humour ou d’humanité. Ici, c’est le gangster de film noir qui devient bien moins terrifiant, une fois sa vie de couple révélée : sa belle blonde Candie apparaît nettement plus dangereuse que lui.

Mais, face à ces sentiments plus lumineux, l’horreur vient toujours peser dans la balance. Au tout début de l’épisode, nous retrouvons Richard Horne réglant son compte à la pauvre Miriam, témoin de l’accident. Scène horrible à laquelle succède un morceau de country joué paisiblement par Carl (Harry Dean Stanton). Morceau émouvant, brisé en même temps qu’un carreau, quand Steven jette une tasse depuis sa caravane. Et l’horreur reprend : Becky et Steven rejouent les disputes de l’effroyable Léo Johnson et Shelly, la mère de Becky. Plus tard, une nouvelle scène avec Richard Horne le montre comme une créature abjecte, lorsqu’il maltraite sa propre grand-mère Sylvia. Là encore, notons que cette scène puissante délivre aussi des informations : Richard Horne serait peut-être bien le fils d’Audrey Horne, toujours invisible dans la saison 3 à ce stade. De Las Vegas à Buckhorn, dans la seconde partie de l’épisode, la bande sonore est nappée d’extraits de morceaux angoissants des premières saisons, donnant la sensation d’un mal prêt à surgir. À Buckhorn, le charme de la scène du restaurant laisse place à un moment d’effroi et de stupeur, quand Gordon Cole est pris d’une vision de Laura Palmer dans l’embrasure de sa porte. Moment surréaliste où le personnage et son créateur, le réalisateur, se confondent. Est-ce Gordon Cole ou David Lynch qui revoit ses images de Laura, issues de Fire Walk With Me ? On sait combien ce personnage et son interprète, Sheryl Lee, ont marqué à jamais le réalisateur. Notons d’ailleurs que la scène s’ouvre sur Gordon exécutant des dessins pendant son temps libre, comme le ferait David Lynch lui-même – il dessine les cornes d’un daim puisqu’il est à « Buck-Horn » (notons l’humour retors de cette saison !) le tout menacé par une main de géant. Que vient lui avertir le spectre de Laura ? Quelques secondes plus tard, c’est Albert qui se tient dans l’embrasure de la porte. Il apprend à son supérieur que Diane n’est pas celle que l’on pense : elle communique avec Mister C. Les scènes de tendresse entre Gordon et Diane sont dès lors réinterprétées, poursuivant une série de jugements mis à mal au cours de cette saison.

« Laura is the one ». C’était la phrase de l’introduction de la Dame à la Bûche du pilote de la saison 1, en 1990 (ces petites introductions tournées après-coup par David Lynch pour une rediffusion de la série). Aujourd’hui, Margaret prononce cette phrase dans le cadre même de la série, dans un nouvel échange avec Hawk. Apparue seulement dans l’épisode 1, l’oracle réapparaît, toujours plus émouvante – là encore, actrice et personnage se confondent, dans l’adieu fait au spectateur avant d’être attrapé par le cancer. Cette réapparition de Margaret, et ses phrases comme « le cercle est presque bouclé », « Laura est la clé », après cette apparition de Laura dans les yeux de Gordon, donne plus que jamais le sentiment d’un « retour » imminent. Qu’est-ce qui empêche ce retour ? Qu’est-ce qui retient Cooper enfermé dans le corps de Dougie ? Sont-ce les astres, les planètes, Jupiter et Saturne qui ne se sont pas encore alignées ? Ou bien est-ce le monde cruel hors de Twin Peaks qui joue contre ces retrouvailles ?

 

Lynch consacre les 7 dernières minutes de l’épisode à une chanson au Roadhouse, celle de Rebekah Del Rio. Dans une robe aux motifs de la Black Lodge, la chanteuse déjà apparue dans Mulholland drive livre une impressionnante interprétation d’une chanson écrite par Lynch lui-même. « My dream is to go to that place, you know the one, where it all began on a starry night… » Les paroles résument à elles seules nos sentiments à ce stade du récit, moment magique pour conclure ce chapitre.

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11. THERE'S FIRE WHERE YOU ARE GOING

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

A Twin Peaks, Becky est en furie et part avec la voiture de sa mère voir Steven, armée d’un revolver. Hawk et Frank Truman continuent leur enquête à partir de l’indice délivré par Garland Briggs. A Buckhorn, Bill Hastings mène l’équipe du FBI sur les lieux qui ouvriraient vers « la zone ». A Las Vegas, les frères Mitchum s’apprêtent à abattre Dougie Jones.

Critique :

Le chapitre 11 s’ouvre sur des enfants, jouant à la balle. La balle s’éloigne sur la route, et là, ils découvrent une femme se traînant hors des bois, ensanglantée. C’est Miriam, qui a survécu à l’attaque de Richard. Les enfants sont le grand nouveau leitmotiv de ce retour à Twin Peaks. Quasi-absents de tout l’univers Lynchien jusqu’à présent, sauf sous forme de monstre dans Eraserhead, ils apparaissent en grand nombre dans cette saison 3, du fils de Dougie Jones à ceux jouant à la balle dans cet épisode, en basant par le fils de la droguée à Rancho Rosa, et bien sûr l’innocent petit garçon tué sous les roues de Richard. Plus tard dans l’épisode 11, un enfant tire une balle dans une vitre du Double R, provoquant la terreur des clients et des passants à Twin Peaks. Bobby Briggs gère l’incident, et fait face à un enfant-zombie muet et monstrueux, vêtu d’un treillis militaire comme son père. La place des enfants dans la saison 3 semble trouver son sens : ils sont l’espoir d’un monde empli d’amour, mais aussi la menace d’un monde vaincu par la haine. Les gentils petits garçons peuvent être écrasés par des fous impunément, et ceux déjà contaminés par la folie des pères continuer de grandir dans cette folie. La scène suivante, Hawk, qui déchiffre les symboles d’une carte léguée par ses ancêtres, voit dans le maïs un symbole de fertilité, mais devenu noir, symbole de mort. Les enfants portent sur leurs épaules le devenir du monde, vers la Black Lodge ou la White Lodge. Les adultes, eux, peuvent veiller à ce qu’ils ne reproduisent pas leur schéma. Est-ce que ce sera le cas pour Becky, la fille de Shelly et Bobby ? Difficile à dire, lorsque l’on découvre que Shelly continue de répéter ses erreurs – elle a quitté Bobby, devenu un homme bien, et sort à nouveau avec un homme dont elle ne sait pas encore qu’il est un gangster, Red.

Peut-être est-ce alors aux adultes de redevenir des enfants, de renaître ? Bobby Briggs, lui, a vécu cette renaissance dans la scène de la saison 2 où son père l’a fait pleurer, faisant ressurgir l’émotion du petit garçon dans le corps du bad boy adolescent. Dans la saison 3, Cooper-Dougie lui-même semble venir de naître. Son double maléfique, Mr C., a disparu des écrans depuis le début de l’épisode 9, où on le retrouvait après l’apparente extraction de Bob de son abdomen. La renaissance du Bon Dale repose-t-elle sur la mort de Mr C. ? Dougie devient-il progressivement Dale au fur et à mesure que Mr C. perd de ses forces ? Serait-ce pour cela qu’il doit absolument faire exécuter Dougie Jones ?

La balance entre l’horreur et l’innocence, et le passage de l’un à l’autre, comme deux forces en lutte, est au centre de Twin Peaks, et plus que jamais dans ce 11ème épisode. Il y a le surgissement de Miriam ensanglantée dans le jeu des petits enfants, image issue des souvenirs d’enfance de Lynch (souvenir d’une femme nue vagabondant hagarde dans son village, raconté par le cinéaste dans le documentaire The Art Life, et qui avait déjà donné l’image d’Isabella Rossellini nue tuméfiée dans Blue Velvet). Puis, le montage coupe sur Becky dans sa caravane, prise d’une crise hystérique. Une soudaine musique angoissante remplit l’espace sonore, tandis que Becky appelle sa mère, hurle, s’époumone, que Shelly court la retrouver… La séquence est tout bonnement hallucinante. Shelly se jette sur sa propre voiture pour stopper sa fille, s’accroche sur le capot. Quel drame va surgir, cette fois ? Shelly nous regarde à travers le pare-brise comme elle regarde sa fille, tentant en vain de faire éviter le pire. Becky s’éloigne et sa mère rebondit sur la pelouse, éjectée comme un sac, ses chaussures s’envolant, sous l’œil surpris de Carl Rodd. Sa bienveillance est immédiatement rassurante pour le spectateur, comme l’est Harry Dean Stanton lui même, avec son corps cabossé de vieux sage. Finalement, Becky ne fera "que" tirer sur la porte d’un appartement vide. Steven est plus bas, caché avec la fille avec qui il trompe probablement Becky – mais attention aux apparences trompeuses dans Twin Peaks. Le générique nous apprendra que la fille en question est Gersten Hayward, la sœur de Donna (vue il y a 25 ans dans une scène où elle jouait au piano tandis que son autre sœur Harriet lisait un poème pour Laura). Dans la même scène, nous avons découvert également que Bobby est bien le père de Becky, lorsque Shelly l’appelle à la rescousse. Fin d’une introduction folle, palpitante et surprenante, où Lynch nous fait ressentir la montée du stress quand il envahit et obscurcit notre âme (Becky au volant devient folle de rage comme l’était devenu Richard avant d’écraser un enfant…).

A Buckhorn, Bill Hastings mène l’équipe du FBI sur les lieux où se trouve une porte vers « la zone ». Autre scène, autre chef d’œuvre. Le lieu n’est qu’un terrain vague avec quelques bicoques abandonnées, et possède pourtant une atmosphère hautement mystérieuse sous la caméra de Lynch. Le cinéaste, incarnant Gordon Cole, Maître des affaires « Blue Rose », parvient à voir l’autre dimension cachée derrière les lieux. Le ciel se transforme en spirale évoquant le générique de Vertigo d’Hitchcock, tandis que Gordon semble disparaître dans des flashs électriques. Encore une fois, Gordon Cole et David Lynch ne font qu’un, lorsque lui seul semble voir « au-delà ». Les autres protagonistes restent spectateurs, attendant de connaître la vision du chef. Manquant d’être engouffré par sa vision, de disparaître (comme l’a fait l’agent Desmond dans Fire walk with me), Gordon est sauvé par Albert. Terre-à-terre et cynique, il forme avec Gordon un duo qu’on imagine être celui de Frost-Lynch. Quel sublime don au spectateur que ce dernier rôle tenu avec brio par Miguel Ferrer avant sa disparition.

Albert trouve donc un élément concret, lui – le cadavre de Ruth Davenport. Plus loin, un spectre de vagabond noirci, encore un (après ceux apparus dans l’épisode 1, 7 et 8), apparaît sur le terrain-vague. Il s’approche dangereusement de la voiture de Bill Hastings… Quelques secondes plus tard, la tête de celui-ci explose. Dénouement effroyable d’une scène où se succède vision hypnotique, tension sourde, et qui se conclue sur de l’humour noir par Gordon répliquant sobrement : « he is dead. » Clap de fin pour Bill Hastings, incarné sublimement par Matthew Lillard.

Le soir même, à Twin Peaks, Bobby et Shelly raisonnent Becky à une table du Double R, sous le regard compatissant de Norma depuis le comptoir. Scène d’émotion et de tendresse, brutalement interrompue quand Shelly sort embrasser son nouveau boyfriend : c’est Red, le gangster refourguant la drogue à Richard dans l’épisode 6. Emotion à nouveau modifiée quand une balle de revolver brise le carreau du restaurant. Tout le monde panique, et Bobby Briggs gère la situation. Tout autour de lui semble devenir un cauchemar délirant : la balle est tirée par un petit garçon dont la mère hurle et le père reste stoïque ; Jesse, le jeune flic brun encore rarement aperçu, apparaît pour simplement l’avertir qu’il a entendu un coup de feu depuis la station du Big Ed ; une femme klaxonne comme une folle ; dans sa voiture, sa fille accroupie se relève en vomissant. Du grand David Lynch, qui nous fait accepter le plus improbable, les situations réelles se transformant en situations de rêves, dans un entre-deux surréaliste.

Plus loin géographiquement et plus loin dans l’épisode, réel et rêve se mêlent aussi : à Las Vegas, les frères Mitchum doivent tuer Dougie Jones, mais Bradley, l’un des deux frères (joué par Jim Belushi) « a fait un rêve »… Progressivement, alors que la rencontre avec Dougie s’approche, le rêve lui revient. Dans son rêve, son frère était déjà cicatrisé de la blessure de Candie : le sparadrap est retiré, et la blessure a bien disparue. Dans son rêve, Dougie Jones avait une boîte en carton… or, Dougie/Cooper, guidé par le Manchot apparu dans un flash, arrive avec une boîte en carton. Dans son rêve, elle contenait une tarte aux cerises. « Cherry Pi-ii-e ! ». C’en est bien une. Le tout dans le désert, avec un Dougie-Dale toujours aussi désorienté, donne une mémorable scène surréaliste.

L’épisode se conclut par un dîner amical entre Dougie-Dale et les deux gangsters, magnifique création d’un duo mi-gangsters de Scorsese mi-Laurel et Hardy. Le trio féminin dont Candie est la star ajoute à la poésie surréaliste du moment. Les trois "amis" dégustent la tarte aux cerises – ou plutôt, Dougie-Dale l’engloutit. Plus tôt dans l’épisode, Gordon Cole retrouvait avec plaisir du café et des donuts, "le rêve du policeman" (réplique dite par Cooper dans la saison 1). Petit à petit, le passé refait surface par des détails, des petites clés vers la série d’antan. L’épisode se termine quand Cooper, fasciné, semble se réveiller à l’écoute d’un tragique morceau de piano… dont le générique révèle qu’il est composé par Angelo Badalamenti, et intitulé « Heartbreaking ». Cette musique, sublime, semble faire ressurgir l’humanité de Cooper coincée dans le corps de Dougie. Surgit alors la vieille dame du casino, celle qui a surnommé Dougie "Mister Jackpot" pour l’avoir fait gagner avec l’aide des puissances de la Loge… Elle est désormais élégamment habillée, coiffée, maquillée, et accompagnée de son fils qui est revenu dans sa vie. Sur ce morceau romantique poignant, nos larmes jaillissent, tant la vieille dame, ayant perdu vingt années de sa vie en zombie des casinos, reflète les vingt ans perdus par Cooper. Lui est désormais coincé dans une léthargie qui rappelle le sort terrible des personnes atteintes d’Alzheimer. La vie est précieuse, et surtout l’humanité, un geste de tendresse, l’entraide, l’amour, le sont. Du jour au lendemain, nous pouvons perdre cette humanité et devenir des automates.

Cette musique réveillera-t-elle Dale Cooper ? On ne le saura qu’au prochain épisode, car Lynch et Frost ne cessent de nous faire croire à ce « retour », pour mieux le repousser toujours. 

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12. LET'S ROCK

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Albert et Gordon intronisent Tamara Preston dans l’équipe des affaires « Blue Rose ». A Twin Peaks, au supermarché, Sarah Palmer éprouve un sentiment de menace. Frank Truman vient apprendre à Ben Horne que son petit-fils est celui qui a tué le petit garçon dans l’accident de voiture…

Critique :

Le 11ème épisode de Twin Peaks : The Return nous laissait avec de nombreuses attentes : voir cette journée du 1er octobre marquée par le rendez-vous du Major Briggs près de Jack Rabbit’s Palace, revoir Mister C., savoir ce qui arrivait à Dougie-Dale après le morceau de piano… L’épisode 12 nous laisse, très volontairement apparemment, sur notre fin, toujours dans cet art du contrepied que maîtrisent Lynch et Frost. Au lieu d’apporter la conclusion attendue de plusieurs pistes connues, cet épisode fait un pas de côté et part sur d’autres trames. Et, comme les différents chapitres d’un roman, les épisodes de Twin Peaks : The Return peuvent difficilement se juger indépendamment. Ce douzième chapitre contient nombre d’indices, d’informations, de dialogues, qui semblent très importants pour la suite.

Alors, bien sûr, ce douzième épisode souffre de la comparaison avec le 11ème et précédent chapitre, palpitant d’émotions et de sensations fortes (cris, larmes et vortex…). Celui-ci distille un sentiment d’inquiétude et de mystère par beaucoup de dialogues, et s’apprécie pour ses détails. A la première vision, il est probablement très déceptif. Pourtant, nous sommes comme invités à le revoir tant chaque scène semble recéler des indices importants.

Pour exemple, le drapeau français aperçu dans l’épisode 10 trouve ici une forme de réponse comique, en la personne d’une jolie française accompagnant Gordon Cole. Mais cette sublime créature féminine, semblant venir d’un rêve comme les trois filles rose bonbon accompagnant les frères Mitchum, évoque aussi Lil, l’étonnante femme apparue dans Fire walk with me aux côtés de Gordon. Une fois la Française partie, Gordon explique un jeu de mot qu’elle n’a pu saisir. Non anglophone, elle n’a pu décoder l’humour de Gordon, comme les enquêteurs du FBI doivent décoder les affaires « Blue Rose ». On se souvient comment Desmond et Stanley décodaient les mimiques et les vêtements de Lil dans Fire Walk With Me comme autant d’annonces du réalisateur-personnage Gordon/Lynch. Dans la saison 3, chaque image, chaque mot, chaque chiffre, invite le spectateur a faire ses recherches et à « décoder » les mystères d’épisode en épisode. A l’heure d’internet, les fans ont découvert et communiqué entre eux le résultat des coordonnées de Ruth Davenport, révélées dans l’épisode 11 : même si Twin Peaks est un monde fictif, ces chiffres ont mené les fans au Nord de Washington, vers un lieu dont la vue satellite était la même que celle montrée par Frank Truman. Dans cet épisode 12, Lynch et Frost valident les recherches du spectateur, lorsque Diane tape à son tour les chiffres sur son téléphone, et obtient pour réponse : Twin Peaks.

L’interactivité de la série est également passée par le site web de Bill Hastings, The Search for the Zone, créé dans notre monde réel et découvert par les fans après l’épisode 9, ou encore, bien sûr, par le livre de Mark Frost The Secret history of Twin Peaks. Dans ce dossier d’enquête, l’essentiel des pages se concentre sur le passé d’un personnage de la saison 2 et ses enquêtes sur les ovnis pour le gouvernement. Le livre de Frost mêlait habilement fiction et réalité, sur la base des véritables enquêtes du Projet Blue Book. Dans cet épisode 12, Albert mentionne tout ce chapitre, lorsqu’il intronise Tammy dans l’équipe « Blue Rose ». Nous en apprenons enfin plus sur cette mystérieuse expression apparue en même temps que Lil dans Fire walk with me. Albert décrit les affaires Blue Rose comme un groupe formé pour approfondir les mystères du projet Blue Book abandonné, en empruntant des voies non-conventionnelles. « Blue Rose » furent les derniers mots d’une femme avant sa mort dans l’une de ces affaires – rappelant le « Rosebud » de Citizen Kane. Gordon avait nommé Philip Jeffries à la tête de ce groupe, et lui-même avait recruté Cooper, Desmond, et Albert. La présence des rideaux rouges, lors de cette scène, et l’arrivée de Diane à travers ses rideaux, génèrent un malaise : Tamara est-elle vouée à disparaître, comme l’agent Jeffries ou l’agent Desmond ? (notons que l’interprète de Tamara, Chrysta Bell, est chanteuse, comme les deux interprètes de ces agents, David Bowie et Chris Isaak). Ou bien est-ce Albert qui est menacé ? Gordon dit « s’inquiéter pour lui ».

L’épisode 12 est celui du déchiffrage, du décodage. Le montage de la série fonctionne comme un puzzle à reconstituer. Pourquoi une scène de l’épisode 5, celle du premier show de Jacoby, est-elle rejouée plan par plan dans ce nouvel épisode ? Que signifie ce retour du temps ? N’oublions pas les premières phrases entendues dans la Loge dans cette nouvelle saison : « Is it Future or is it Past ? » est la première question du Manchot, et « Time and Time Again » est la première déclaration de l’Evolution du Bras. Lynch et Frost cherchent à décupler notre attention, à traquer les éléments qu’un saut dans le temps pourrait nous faire manquer, et nous mettent ainsi dans le même état que le bon Dale piégé dans son amnésie.

Un Dale Cooper étonnamment absent de cet épisode. Il n’apparaît que dans une scène très courte avec son fils Sonny Jim. Or, rien ne dit que cette scène n’est pas, elle aussi, située dans le passé – les vêtements de Sonny Jim sont ceux de l’épisode 5, indiquant que cette scène pourrait être un retour sur des scènes oubliées des épisodes précédents, comme celle de Jacoby.

De même, le double maléfique de Cooper, Mister C., est toujours invisible depuis le début de l’épisode 9… Les allez-retours temporels nous ont fait perdre de vue les deux Cooper pour le moment, comme pour mieux préparer le terrain de la résolution de son voyage. Seul lien avec Mister C., une scène montrant Hutch et Chantal abattant le directeur de la prison Murphy, comme demandé par leur boss. Une scène courte, où la mort de cet homme est filmée froidement à travers le viseur du fusil. La scène aurait pu être plus longue si Hutch avait pu le torturer, mais Chantal « a faim ». L’homme meurt devant son enfant en pleurs, et les deux tueurs à gage s’en vont manger. Deux animaux cruels, et l’œil de Hutch paraissait celui d’un vautour à travers le viseur de son arme.

Episode sombre, ce douzième chapitre marque le sentiment de menace par la musique. Plusieurs fois auparavant, la nouvelle saison à réutilisée des morceaux issus des saisons précédentes ou de Fire walk with me. Dans l’épisode 9, le thème des policiers antipathiques de Deer Meadow (Fire walk with me) revenait pour nous éclairer sur les Détectives Fusco de Las Vegas. Cette fois, il s’agit du morceau associé à la disparition de Desmond dans Fire walk with me, qui fait sa réapparition soudaine lorsque Diane dit « Let’s Rock », rappelant le danger de faire partie de l’équipe des « Blue Rose Cases ». La scène suivante, montrant Sarah Palmer en crise au supermarché, laisse entendre un second morceau de Fire walk with me, fait de notes inversées et évoquant la présence d’un autre monde menaçant, prêt à nous aspirer. Le thème de Laura, mais uniquement ses notes sombres, réapparaît ensuite lorsque Hawk se rend à la maison des Palmer…

Comme les musiques, des plans du passé sont directement convoqués grâce aux technologies de la restauration. Des plans des chutes du Grand Nord, ou du feu tricolore dans la nuit, avaient été réutilisés dans des épisodes précédents. Cette fois, ce sont des couloirs de l’hôpital, vus dans le pilote originel de la série, qui sont réutilisés et retravaillés en terme de colorimétrie pour nous mener à Miriam dans le coma.

A six épisodes de la fin, l’image de Diane trouvant les coordonnées de Twin Peaks sur son téléphone donne le sentiment que les multiples intrigues mènent toutes enfin à Twin Peaks. Et pour cause, l’épisode 12 bat le record de scènes dans la petite ville. On y passe 34 minutes, plus de la moitié de l’épisode – ce stade n’avait jamais été dépassé dans les précédents épisodes (dont les records étaient de 24 minutes à Twin Peaks, dans les épisodes 7 et 10). Avec l’événement à venir, le 1er et le 2 octobre, annoncé par Garland Briggs avant sa mort, dans la forêt de Twin Peaks, on peut imaginer que les épisodes prochains vont progressivement passer de plus en plus de temps dans la ville éponyme, jusqu’à, peut-être, s’y dérouler intégralement comme dans les premières saisons. Dale et Mister C., l’équipe du FBI, tous sont voués à retourner dans la bourgade apparemment, et Lynch et Frost jouent de cette attente quasi-insupportable.

A Twin Peaks, justement : l’épisode laisse un temps de côté les Briggs, le commissariat, pour se concentrer sur deux figures féminines marquantes des premières saisons, dont nous attendions toujours des nouvelles. La première, Sarah Palmer. Deux scènes magnifiques montre la mère de Laura devenue une pauvre alcoolique, tenant des propos incohérents aux caisses des supermarchés. Or, nous comprenons que ses paroles ont probablement une raison d’être : « des hommes arrivent », dit-elle. Sarah, connectée aux autres mondes, sent l’arrivée d’un événement dramatique, tout comme le spectateur… Soudain, ce sont les fous et les folles que l’on croise tous les jours, dans la rue ou au supermarché, que l’on reconnaît en Sarah. C’est toujours ce même travail de compréhension, d’humanisation, où les personnages fous ou négatifs sont finalement compris, qui est au cœur de Twin Peaks The Return. L’humanité rejaillit aussi dans toutes les scènes de Carl Rodd, homme aigri dans Fire walk with me, devenu bienveillant avec les années. Dans une vignette de cet épisode, il vient en aide financièrement à l’un des habitants des caravanes dont il est le gérant.

L’événement menaçant évoqué par une Sarah apparemment folle, la seconde scène vient l’appuyer. Hawk vient lui rendre visite, car il pensait à elle à cause de la réouverture du dossier Cooper. Mais, aussi, parce qu’il a entendu parler d’elle au supermarché… Alors que Sarah était une personne plutôt douce dans le passé, elle laisse Hawk sur le palier, l’empêchant de rentrer, n’attendant que son départ. Or, un bruit est entendu dans la cuisine… La caméra reste sur Hawk et Sarah, et notre imaginaire comble l’impossibilité de voir la source de ce bruit. Un spectre, un monstre, un personnage que l’on connaît ? Scène très troublante, qui nous laisse dans l’attente d’événements importants dans la maison des Palmer.

L’autre scène majeure de cet épisode est bien sûr la réapparition de Audrey Horne. Comment souvent, Lynch et Frost vont à l’encontre de tout « fan-service ». On aurait pu imaginer une réapparition finale de Audrey, retrouvant Cooper au terme de la saison ; ou bien une Audrey vivant défigurée après l’explosion de la banque de la fin de la saison 2… Ou encore une scène avec Richard, qui semble être son fils. Rien de tout cela. Audrey arrive d’un coup, d’un seul, sans prévenir. Elle se tient près du feu, et parle avec son mari. John, le bellâtre de la saison 2 ? Non, un petit homme chauve et difforme, Charlie, coincé derrière son bureau. Audrey, elle, n’est plus la jeune fille perfide et sexy d’autrefois. Elle a cependant gardé son franc-parler, et elle semble être toujours une femme d’action et de décision. La scène, pendant 10 longues minutes, joue avec notre stupéfaction et avec l’attente d’Audrey, qui cherche un certain Billy – son amant, comme elle le dit ouvertement à son mari. En 10 minutes, nous sommes bombardés de nouvelles informations. Charlie et Audrey sont en instance de divorce. L’amant d’Audrey, Billy, a disparu depuis deux jours. Son camion a été volé par Chuck, et Tina est la dernière à avoir vu Billy. Qui sont Tina, Chuck, Billy ? Difficile à dire ! Chuck, le voleur de camion, est-il celui interrogé par Andy dans l’épisode 7 ? Billy est-il l’homme recherché à la fin de l’épisode 7, au Double R, par un passant criant son nom ? Ce vol de camion a-t-il un lien avec l’accident provoqué par Richard Horne, le probable fils d’Audrey ?

A Sarah et Audrey, deux figures masculines répondent dans cet épisode : Ben et Jerry Horne. Une brève scène nous montre Jerry s’échappant enfin de son trip dans la forêt, dont nous avions des flashs depuis l’épisode 7. Ces scènes donnaient l’impression d’un temps suspendu, bloqué, piégé comme l’était Jerry dans la forêt depuis plusieurs épisodes. Son évasion semble marquer la fin d’un chapitre. Son frère, Ben, reçoit la visite de Frank Truman. Là encore, cette scène recèle un nombre impressionnant d’informations. Nous avons la confirmation que Richard Horne est son petit-fils et donc probablement le fils d’Audrey, mais nous apprenons surtout qu’il n’a « jamais eut de père ». Et, enfin, Ben tend la clé de la chambre de Cooper à Truman. Là encore, un élément laissé en suspens depuis l’épisode 7, et qui trouve son point final ici.

En somme, ce douzième épisode est retors, complexe, et sombre. Peu d’humour, si ce n’est celui de Gordon qui fait face à un Albert stoïque, et celui presque irritant, lancinant, de la scène d’Audrey et Charlie. Audrey et Sarah ont vieillies, et semblent vivre un quotidien cauchemardesque. Ben Horne est accablé du fardeau de son petit-fils, et de son frère détraqué. Au FBI, un doute plane toujours autour de Diane, et ses échanges avec Mister C. sont une menace persistante. Le gardien de prison Murphy est tué devant son fils, et cette scène est froide, noire, sans affect. Lynch se fait ici plus « discret » dans sa mise en scène, venant mettre en valeur avec sobriété les dialogues de cet épisode qui semblent poser les jalons des derniers chapitres à venir. Un épisode de transition, qui a la lourde tâche de repousser le final après les nombreuses promesses des épisodes précédents, mais qui n’en ai pas moins un chapitre important en termes de narration. 

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13. WHAT STORY IS THAT, CHARLIE ?

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Chez Lucky 7, Anthony Sinclair constate avec effarement que Dougie n’est pas mort : au contraire, les frères Mitchum l’adorent… Il va alors tenter de l’empoisonner. Dans le Montana, Mister C. se rend à la « Ferme » pour régler ses comptes avec Ray, mais il doit d’abord affronter au bras de fer le chef d’un groupe de gangsters. A Twin Peaks, Ed voit Norma tomber sous le charme de Walter qui gère les succurcales du Double R. Audrey, elle, semble piégée dans sa folie, attendant toujours de retrouver Billy.

Critique :

L’épisode 12 était un exercice de style autour de la frustration. De nouvelles pistes opaques ne cessaient d’être lancées, tandis que les trames dont nous attendions une réponse étaient laissées en suspens. Et, surtout, les deux personnages principaux, Cooper-Dougie et son double maléfique Mr C., étaient quasiment absents ! Seule une scène montrait Dougie-Cooper se prendre une ballon en pleine tête (une scène hors de toute chronologie. L’épisode 13 apparaît alors la réponse haute en émotions, venant combler les derniers « trous » de la narration avant le grand final.

L’épisode s’ouvre en musique, une musique surprenante, absurde (on se rappelle du thème de hip-hop associé à Lorraine dans les épisodes 5 et 6). Une folle farandole arrive aux bureaux de Lucky 7 : il s’agit des frères Mitchum, de leurs trois poupées blondes et de Cooper-Dougie. Après leur dîner dans l’épisode 11, l’épisode 12 n’avait apporté aucune suite à leur aventure. Déjà, l’épisode 13 comble la frustration : les Mitchum sont en fête, et offrent à Mullins le même modèle de BMW qu’à Dougie.

Mais, à Twin Peaks, l’humour précède bien souvent l’effroi. Et la musique folle se transforme en nappe inquiétante, quand Anthony Sinclair téléphone à Duncan Todd et apprend qu’il doit tuer Dougie en 24 heures…

L’épisode est ainsi une merveille de sentiments mélangés, inattendus. Lynch nous fait passer d’une émotion à une autre comme personne. Ou bien, il superpose ces émotions apparemment contradictoires pour créer des moments de magie. Sur une version carillonnante du Lac des Cygnes, le petit Sonny-Jim joue dans sa nouvelle aire de jeu offerte par les gangsters. Un projecteur de théâtre rend l’instant au-delà du réel, tandis que Janey-E dit que son fils est au « septième ciel ». La scène est à la fois touchante et triste, quand on pense à la vie étriquée dans laquelle est coincée Dale Cooper à présent, et l’illusion dans laquelle vit Janey-E.

Le thème des illusions commencent d’ailleurs à être de plus en plus présent, au fur et à mesure que la saison s’approche de la fin. Au fil de la filmographie de Lynch, chaque œuvre semble aller plus loin dans le questionnement de la réalité : notre vie n’est-elle qu’un long rêve ? Lost Highway, Mulholland drive, et Inland Empire se concluaient tous par une sortie du rêve ou d’un monde illusoire. Dans l’épisode 11 de cette saison, Bobby semblait vivre un cauchemar éveillé lorsqu’un enfant tirait par la fenêtre du Double R, et le gangster Bradley Mitchum voyait son rêve devenir réalité quand Dougie Jones lui amenait une tarte aux cerises. Le sous-titre du treizième épisode est une phrase prononcée par Audrey dans sa scène « What story is that, Charlie ? ». En effet, nous retrouvons Audrey là où nous l’avions laissée, en pleine dispute avec son époux. Pourtant, les lieux ont changé – il ne sont plus dans la même pièce, quoique que vêtus de la même manière, et poursuivant la conversation là où elle était. Audrey ne sait plus « où elle est », et très souvent « qui elle est ». Charlie lui demande de se reprendre, à moins qu’elle ne veuille qu’il ne « stoppe son histoire à elle aussi ». Audrey ne vit-elle que dans une illusion ? « Quelle histoire ? », demande-t-elle.

Une histoire de retour dans le temps, peut-être. La scène qui précède celle d’Audrey montre Sarah Palmer, regardant un match de boxe bloqué en boucle sur la même séquence. Une dizaine de fois, la télévision rejoue le même coup de poing, accompagné de sons étranges de buzz électriques dont on ne sait s’ils viennent de la retransmission ou du salon de Sarah…

Cette boucle temporelle qui annihile le réel se poursuit dans les détails de chaque scène.  Quand Bobby discute avec Norma et Ed au Double R, Bobby dit qu’il a découvert « aujourd’hui » les indications laissées par son père. Or, cette scène de la découverte du message de Garland date de l’épisode 9 (le 29 septembre très probablement) ! De plus, ce message donnait rendez-vous aux enquêteurs deux jours après (le 1er Octobre à 2h53). Or, il semble bien que les épisodes tournent en rond à Twin Peaks, ne cessant de montrer en boucle les mêmes journées du 29 et du 30, repoussant sans cesse la tant attendue scène du 1er Octobre à 2h53.

Impossible, donc, de bien savoir quand se déroule chaque événement. Et cela, principalement à Twin Peaks. Ce brouillage temporel intensifie les mystères qui planent sur la ville. Becky dit à Shelly que Steven a disparu : mais cette disparition date-t-elle d’avant ou après la crise de folie de Becky vue dans l’épisode 11 ? Ailleurs, c’est Charlie qui a disparu ? Mais qui est Charlie ? A quel moment exactement Audrey le cherche-t-elle ?

La phrase d’Audrey, la télévision de Sarah et les bruits bizarres de son salon, le projecteur de théâtre dans le jardin des Jones… ajoutez à cela un écran gigantesque, dans une scène où des gangsters observent fascinés Mister C. tuer Ray. Scène sublime où l’on retrouve Mister C. disparu de nos radars depuis l’épisode 9 – autre effet des mystères du montage non linéaire de cette saison. Mister C. se rend à « la Ferme » pour tuer Ray, mais doit d’abord affronter au bras de fer le chef d’une troupe de tueurs. La scène pourrait être issue d’une mauvaise copie de Tarantino, et Mister C. en rit lui-même : « Qu’est-ce que c’est ici, le parc pour enfants ? ». Alors, David Lynch filme un bras de fer comme on en n’avait jamais vu. D’un cliché éculé du cinéma de gangsters, Lynch glisse vers le cauchemardesque, le paranormal, quand Mister C. semble prendre contrôle mentalement de son adversaire. Cette manière de détourner une scène de duel classique, Lynch l’avait déjà fait dans une scène coupée de Fire walk with me et que les fans avaient pu découvrir dans The Missing Pieces : l’agent Desmond affrontait le Shérif de Deer Meadow en combat de boxe, et la scène prenait progressivement une atmosphère onirique et hypnotique.

Mister C. gagne et peut alors extirper les informations dont il a besoin de Ray, blessé d’une balle dans la jambe. Et nous autres spectateurs sommes aussi satisfaits que lui de connaître ces informations : Ray est bien engagé par Phillip Jeffries pour tuer Cooper, afin de « récupérer » Bob ; la bague de jade vert permet bien de lutter contre Bob ; enfin, Ray donne à Mister C. les fameuses coordonnées et lui indique un lieu, le « Dutchman », où se trouverait Phillip Jeffries. Mais, tandis que ces informations sont données, dans l’autre pièce, de l’autre côté de l’écran de surveillance, un nouveau mystère s’ouvre : le jeune Richard est là et observe. Est-il lié à ces gangsters et à Mister C. et si oui en quoi ? Encore une fois, la narration sinueuse de Twin Peaks : The Return créé en permanence le sentiment de manquer d’informations, et la crainte de ne pas voir surgir les conséquences de quelque complot secret. Le rêve s’invite encore dans cette scène quand Ray meurt, son corps se retrouvant alors dans la Loge, et le Manchot récupérant la bague de jade vert.

A Las Vegas, la logique du rêve s’invite toujours plus dans la réalité. Les détectives Fuscoes ne peuvent croire à la réalité onirique qui s’offre à leurs yeux : Dougie Jones, selon le résultat des empreintes digitales, serait Dale Cooper un agent du FBI, encore en prison deux jours auparavant. Impossible : ils jettent donc les résultats à la poubelle. Quant à la tentative d’empoisonner Dougie, Anthony Sinclair l’abandonne purement et simplement quand son étrange collègue se met à lui toucher les cervicales… Dougie est en fait fasciné par ses pellicules, mais cela suffit pour qu’Anthony pense qu’il a « vu clair en lui » ! Il jette le café, et le poison, et se confesse à son patron Mullins. Lynch et Frost nous en embarqué dans leur rêve, à tel point que l’on accepte de tels retournements de situation surréalistes.

Ajoutons que l’épisode 13 comble nos désirs de spectateurs des saisons d’origine. Après l’apparition, tant attendue mais frustrante, d’Audrey Horne dans l’épisode précédent, où elle apparaissait comme une mégère, nous découvrons l’autre facette de cette scène. Audrey semble en fait coincée dans la folie. « C’est comme Ghostwood, ici », dit-elle. Encore un personnage qui vit dans la même confusion mentale que nous autres spectateurs (après Dougie-Cooper amnésique, Lucy et Andy qui « parfois ne savent plus quelle heure il est », Doc Hayward qui a Alzheimer, Jerry qui est drogué dans la forêt…). Mais aussi, cette double présentation d’Audrey joue de nos préjugés encore une fois, comme c’était le cas avec Janey-E ou Doris Truman.

En plus d’Audrey, l’épisode 13 nous montre plus de Nadine. Elle a enfin le droit à un vrai dialogue, né du passage du Docteur Jacoby devant sa vitrine où trône l’une des pelles en or de « Dr Amp ». Nadine n’a pas changé d’un iota, semble-t-il, et son interprète Wendy Robie retrouve avec brio toute la folie de son personnage par ses intonations de voix exaltées. Au Double R, rien n’a changé non-plus, semble-t-il : Ed est toujours l’impossible amant de Norma, qui lui préfère un businessman probablement ripoux du nom de Walter. Rien d’étonnant, alors, qu’Ed et Bobby se retrouvent comme deux vieux amis. Everett McGill (Ed), Dana Ashbrook (Bobby), Peggy Lipton (Norma) : tous trois sont de formidables comédiens, dont c’est un pur délice de voir les retrouvailles dans la peau de leurs personnages respectifs. Le tout mené par les dialogues de Frost et Lynch, parfaitement ciselés. Poursuivant la thématique d’un mal moderne qui contamine Twin Peaks, le businessman vient rompre ce moment de douceur. Avec sa tablette qui jure dans le décor boisé du café, il sermonne Norma sur le prix de ses tartes, et sur la tenue de son Double R d’origine. En effet, le Double R est devenu une franchise dans tout le pays, sous le nom des « Norma’s Double R ». Obnubilé par les chiffres, Walter en oublie la magie secrète de la recette de la tarte aux cerises…

 

L’épisode consacre ses 20 dernières minutes à Twin Peaks, dans une atmosphère de nostalgie teintée d’angoisse. Les visages de nos personnages préférés sont tous réapparus. Ils n’ont pas changés, et c’est à la fois heureux et malheureux. Car tous sont bloqués dans le passé. Audrey est bloquée dans un cauchemar. Sarah Palmer est bloquée, elle aussi, dans le monde obscur de son salon, face à la boucle temporelle de sa télévision. Ed et Norma sont bloqués dans leur éternelle relation impossible. Bobby vit dans le souvenir de ses amours (Laura, Shelly), et, au Roadhouse, un dernier personnage réapparaît : James. Pas vu depuis l’épisode 2, il apparaît ici guitare à la main, sur scène, où il interprète « Just You ». Chanson d’adolescent, écrite aux côtés de Donna et Maddy, deux figures aussi lointaines que celles de Laura Palmer. Pour autant, le vieux James enfermé dans son souvenir fait pleurer une spectatrice, Renée, laissant un peu d’espoir pour James de sortir du piège du passé pour connaître un peu de joie. Son oncle Ed, lui, s’ennuie ferme à sa station essence tandis que défile le générique de fin. 

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14. WE ARE LIKE THE DREAMER

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Gordon joint le Shérif Frank Truman qui l’informe de son enquête sur les « Deux Cooper ». Diane révèle que Janey-E est sa sœur. Gordon raconte un rêve dans lequel Monica Bellucci lui délivrait des indices importants. A Twin Peaks, l’équipe du Shérif se rend dans la forêt, sur le lieu indiqué par le Major Briggs, à 2H53… Au soir, James, qui travaille comme agent de sécurité au Great Northern, écoute l’histoire extraordinaire de son jeune collègue anglais Freddie. Sarah Palmer se rend dans un bar, le Elk Point 9, où elle provoque un événement macabre et paranormal.

Critique :

Twin Peaks saison 3 ou Twin Peaks « The Return » a fait son sujet principal de notre envie de spectateurs de retrouver le monde de Twin Peaks vingt-cinq ans après les premières saisons. Mark Frost et David Lynch ont concocté une odyssée homérique (ou plutôt joycienne ?) autour de ce retour. Un retour comme but ultime du récit, dont chaque épisode a semblé le rendre de plus en plus impossible.

A quatre épisodes du final, ce 14ème chapitre fait un bond déterminant vers le terme du voyage. La première scène montre en effet Gordon Cole, à Buckhorn, téléphonant au commissariat de Twin Peaks. « Lucy ? Vous êtes toujours là ?! » s’étonne-t-il. Enfin, donc, les trames se rejoignent. Déjà, dans l’épisode 12, Diane avait trouvé les coordonnées de Twin Peaks sur son téléphone. Désormais, c’est le fil du téléphone qui relie Buckhorn et Twin Peaks. Quant à Mister C., troisième part de cette saison divisée en trois trames, lui aussi possède enfin les coordonnées depuis qu’il a tué Ray, dans l’épisode précédent. Enfin, dans cette même première scène, le dernier pont entre toutes les trames est formulé : Diane révèle avoir une sœur du nom de Janey-E Jones…

Frost et Lynch ont joué avec nos frustrations, repoussant sans cesse la possibilité du retour de Cooper, à la fois à Twin Peaks, et à son état normal. Comme si toutes les pièces du puzzle devaient d’abord être montrées, puis une à une réunies, avant de pouvoir procéder au « Retour » tant attendu. Si bien que notre cœur fait un bond lorsque les éléments se recoupent, dans cette première scène.

Un autre effet de frustration est levé dans cet épisode, celui du montage elliptique et non-linéaire auquel Lynch nous avait habitué. Depuis le début de la saison 3, des scènes nous sont montrés comme des flashs, sans contexte nous permettant de les situer dans la chronologie de l’intrigue. Ainsi, certains passages sont rejoués, revécus, comme le « 119 » crié par la droguée de Rancho Rosa, ou l’un des show de Dr Amp. Ou encore, un épisode comme le 5ème revenait 24 heures en arrière dans le temps sans nous prévenir, si ce n’est par de petits indices (costumes, situations répétées). Et, surtout, la date du 1er octobre à laquelle le Major Briggs avait donné ordre à son fils et aux policiers de Twin Peaks de se rendre à un certain lieu dans la forêt, ce 1er octobre fatidique ne cessait d’être repoussé par le montage. Depuis l’épisode 9, nous tournions en boucle autour du 29 et du 30 septembre. Enfin, le quatorzième épisode résout ces problèmes temporels, et semble bien nous montrer les événements du 1er octobre, dans l’ordre chronologique. Nous passons alors les 40 dernières minutes de l’épisode à Twin Peaks, ce qui a pour effet de combler une frustration issue de treize épisodes où nous ne passions jamais que 10 ou 20 minutes dans la bourgade. On a le sentiment d’être « pour de bon » revenu à Twin Peaks…

Cette gratification se poursuit jusque dans les événements de cet épisode. Pour exemple, l’arrestation de Chad, le flic corrompu de la nouvelle saison. Nos héros du commissariat de Twin Peaks nous semblaient vieillis, un peu à côté de la plaque jusqu’à présent : Andy semblait presque devenu demeuré, Frank Truman un peu largué par les éléments de l’affaire Laura Palmer, et Hawk très lent à découvrir la pièce manquante concernant Cooper. Des flics rouillés, accueillant sous leur toit un jeune agent corrompu, dont ils ne voyaient même pas qu’il trafique sous leur nez. Mais tout n’était que l’effet du montage, distillant les scènes à Twin Peaks et omettant volontairement des éléments – pour mieux nous mettre dans un état de confusion mentale. Résultat, nous découvrons avec surprise que Truman et ses hommes étaient « sur le coup », surveillant Chad depuis des semaines, s’apprêtant à l’arrêter dès que possible. L’enveloppe de Miriam, volée par Chad, n’était donc peut-être pas passée inaperçu par Lucy !

Episode positif donc, où le quatuor Truman/Hawk/Bobby/Andy se rend enfin au point donné par le Major Briggs. Dans une scène longue et de toute beauté, au milieu de l’épisode, les quatre flics progressent dans la forêt magnifiquement filmée sous l’œil du chef opérateur Peter Demming. La caméra flotte en steadicam autour d’eux et vers les arbres, renforçant la fascination, et les reflets du soleil donnent aux bois un aspect légendaire. L’atmosphère sonore mêle le son de la nature aux nappes étranges concoctées par David Lynch. Enfin, ils arrivent près du lieu, baignant dans une fumée surnaturelle et éclairée de flashs. Là se trouve une femme, nue. C’est Naido, la femme aux yeux cousus vue dans l’autre monde, au début de l’épisode 3. Elle est allongée auprès d’un cercle, qui rappelle la « porte » vers la Black Lodge à Glastonbury Grove. Pourtant, il est probable qu’il s’agisse d’un autre lieu : est-ce l’autre porte, celle de la White Lodge ? Probable, quand on sait que Garland Briggs cherchait le Bien à travers ses recherches classées Top Secret. Etait-ce à cet endroit que le Major Briggs avait disparu dans une grande lumière blanche, dans la saison 2, tandis que Dale Cooper se laissait aller à uriner contre un arbre ?

Vingt-cinq ans plus tard, c’est un autre personnage plein de bonté qui traverse la porte : Andy. Dans une même lumière blanche, après l’apparition d’un vortex stupéfiant (vu déjà dans l’épisode 11 par Gordon Cole à Buckhorn), Andy disparaît, aspiré. Il se retrouve dans le monde en noir-et-blanc du Géant, qui lui révèle s’appeler le « Fireman » (L’homme du Feu). Andy est alors témoin de visions, comme sur un écran, sur le plafond. Des images déjà vues (« The Experiment », Bob, le Convenient Store, Laura, Dale et son double maléfique, le pylône électrique numéro 6), mais aussi probablement issues du futur : le téléphone du commissariat sonnant et Lucy fascinée ou terrifiée auprès d’Andy.

Après cette scène de vision hallucinante, la caméra nous ramène à la réalité, dans la forêt. Là, les protagonistes réapparaissent par surimpressions, là où ils se tenaient quelques minutes plus tôt. Effet de retour dans le temps provoqué par leur vision de l’au-delà ? Toujours est-il que Hawk et Truman ne se rappellent de rien… Ainsi, potentiellement, des scènes de cette nouvelle saison peuvent avoir existé… et être « effacées ». Ce passage évoque les histoires de disparitions surnaturelles, évoquées dans le livre de Mark Frost The Secret History of Twin Peaks, comme les enlèvements par des soucoupes volantes. L’événement mystique est oublié, avant de ressurgir au fond de la mémoire des années après. Andy, lui, se souvient bien de tout, et devient le héros inattendu de la scène. Il porte Naido dans ses bras et dit quoi faire aux trois autres pour la sauver. Voir Andy devenir le héros du jour est un petit plaisir issu des premières saisons (l’arrestation de Jacques Renault à la fin de la saison 1, par exemple). 

Mais là où l’épisode 14 est aussi une pure merveille, c’est dans la manière dont il fait de chaque scène un moment onirique, entre rêve et réalité. Nous l’avons vu, les notions de rêve et d’illusion sont de plus en plus explicites depuis quelques épisodes (le rêve de Bradley Mitchum dans l’épisode 11, l’écran à travers lequel Richard regard Mister C., la phrase de Charlie à Audrey « tu veux que je cesse ton histoire ? »). L’épisode 14 poursuit cette voie. Dans la première scène, à Buckhorn, David Lynch lui-même raconte un rêve. Scène géniale où le cinéaste et le personnage de Gordon se confondent à nouveau. Il dit à ses collègues avoir « rêvé de Monica Bellucci encore une fois ! ». S’en suit une scène à Paris, en noir et blanc, retraçant son rêve, et dans lequel Monica Bellucci joue son propre rôle. L’apparition de la star franco-italienne pour se jouer elle-même accentue l’idée de brouillage entre la fiction et le réel, le rêve et l’éveil… Déjà, auparavant, Lynch et Frost avaient créé de tels effets : coordonnées géographiques invitant le spectateur à saisir son Google Maps pour découvrir où se situe la ville fictive de Twin Peaks ; blog ésotérique de Bill Hastings réellement créé sur le web…

Monica, dans le rêve de Gordon, lui dit les mots suivants : « nous sommes comme le rêveur, qui rêve, et ensuite vit à l’intérieur du rêve » puis « mais qui est le rêveur ? ». Une phrase issue des Upanishad, l’ensemble de textes à la source de la religion Hindou. Le choix de cette phrase renvoie aux grands textes spirituels que Ben Horne se décidait à lire à la fin de la saison 2, mais aussi à toute la mysticité de Twin Peaks dans son ensemble et les multiples références au monde de l’Orient. Cette mysticité semble relier tous les films de David Lynch dans un grand tout mythologique, jusqu’au film le plus mineur, Dune, où Paul hurlait « le rêveur s’est éveillé ! ». Mais cette question « qui est le rêveur ? » est aussi, là encore, un regard direct de David Lynch au spectateur. La création artistique n’est que le fruit du rêve de l’artiste… Cinéaste surréaliste, David Lynch a donc peut-être bâti cette saison 3 avec Mark Frost en suivant la logique du rêve. Suivant cette logique onirique, ils ont plongé leurs personnages dans une aventure dont ils doivent maintenant ce réveiller. Ce n’est pas tant un rêve « concret », qu’un rêve généralisé. Que vient alors signifier cette scène du rêve de Monica Bellucci, au sein de la narration ? Filmée sobrement dans une rue de Paris, elle est presque plus réaliste que le reste des scènes. Comme pour dire que la vie peut parfois dépasser le rêve, lorsqu’elle nous cache des mondes parallèles, des vortex, des revenants…

A l’apparition de Monica Bellucci, succède l’apparition de David Bowie alias Phillip Jeffries, dans sa scène de Fire walk with me. La scène de Bellucci pouvait avoir un sens « méta » (le rêve du cinéaste est le film que nous voyons), mais aussi narratif (attention, tout ce que nous voyons n’est peut-être pas la réalité). La réutilisation des images de Fire walk with me joue aussi sur les deux tableaux. Plus directement, sur le plan narratif, Gordon Cole revoit en souvenir le moment où Jeffries pointait du doigt Cooper en disant « Qui pensez-vous que ce soit ? ». Ce souvenir remonté des tréfonds de la mémoire de Gordon peut avoir plusieurs significations. Jeffries était-il revenu du futur pour prévenir du dédoublement à venir de Cooper ? Ou bien, au contraire, y a-t-il toujours eut deux Cooper ? Cette piste offrirait une relecture assez terrifiante des saisons 1 et 2, dans lesquelles Dale Cooper aurait déjà un double secret de lui-même…

Mais cette apparition de David Bowie renvoie aussi à la phrase qu’il prononçait un peu plus tard dans cette même scène : « Nous vivons à l’intérieur d’un rêve ! ». Phillip Jeffries, dans la mythologie de Twin Peaks, fut le premier à mentionner textuellement l’hypothèse d’un piège onirique dans lequel les personnages seraient enfermés. Cette phrase, qui n’est pas remontrée ici, mais qui est associée à la scène culte de Jeffries dans Fire walk with me, semble prendre de l’importance dans ces derniers épisodes de la saison 3. Combien de scènes avons-nous vu qui seraient issues d’un rêve ? Lynch et Frost commencent à nous faire douter de la réalité de ce que nous voyons, à quelques épisodes de la fin, comme c’était le cas dans Mulholland drive.

Avec la plongée surréaliste d’Andy dans l’au-delà, le rêve continue de s’inviter dans le réel en la personne de Naido. Créature asiatique aux yeux cousus, Naido provient d’un monde cosmique aperçu au début de l’épisode 3. C’est elle (avec une autre créature féminine, l’American Girl) qui a permis à Cooper de revenir dans le monde réel. Que signifie son apparition dans notre monde ? Naido, dans l’épisode 3, terminait en chute libre dans l’espace. A-t-elle atterrie dans la forêt de Twin Peaks au même instant ? La montre de l’American Girl, dans cette même séquence, indiquait bien le 1er Octobre à 2h53. Est-ce au même instant que Dale Cooper est revenu sur terre à la place de Dougie ? Ou bien Cooper a-t-il été envoyé dans le passé avant d’être présent au retour de Naido ? Cooper doit-il sauver Naido à son tour, après avoir été sauvé par elle dans l’espace ?

Autant de question pour l’instant sans réponse, mais qui plongent le spectateur dans un raisonnement irrationnel et mystique.

De retour au commissariat, Naido pousse des petits cris, comme des aboiements. L’importance de l’homme-animal dans la filmographie de Lynch n’est plus à souligner (Elephant Man, le bébé de Eraserhead…). Lynch saisit nos comportements factices (personnages artificiels de bourgades américaines ou d’Hollywood), pour faire ressurgir nos instincts oubliés. Dans la saison 1, dans ce même décor de cellules du commissariat de Twin Peaks, c’est Bobby et Mike qui aboyaient comme des chiens, montrant leurs crocs à James. Cette fois, Naido est une véritable créature de l’autre monde, ne pouvant communiquer autrement que par ses sons étranges. Elle est alors imitée par un prisonnier, ivrogne et défiguré, du sang coulant de la figure… Chad, troisième protagoniste enfermé ce soir-là, croit alors vivre un cauchemar. « Quelle maison de fou ! » hurle-t-il. Une maison de fou, le terme sera réutilisé à la fin de l’épisode par deux jeunes femmes discutant au Roadhouse. Dans leur conversation banale réapparaît Billy, l’homme cherché par Audrey. L’une des deux jeunes filles l’a vu avant sa disparition, le visage en sang. Les deux scènes se répondent, soit pour nous apporter des indices sur cette intrigue mystérieuse, soit pour mieux nous perdre chez les fous…

Autre histoire de fou, celle racontée par Freddie, un jeune britannique décidé à s’installer à Twin Peaks après une révélation mystique. Freddie travaille comme agent de sécurité au Great Northern Hotel. Il a pour collègue James Hurley, dont c’est la troisième apparition dans Twin Peaks : The Return. Il était déjà aux côtés de Freddie dans l’épisode 2, au Roadhouse. Puis, dans l’épisode 13, James apparaissait chantant « Just You ». Cette fois, nous en découvrons vraiment plus sur le devenir de James, apparemment célibataire puisqu’il aurait le béguin pour Renée, qu’il espère croiser au Roadhouse. « Quel groupe y joue, ce soir ? », se demandent les deux collègues. La question est sans réponse. Et pour cause, les scènes du Roadhouse sont comme autant de mystères chronologiques, les conversations qui y ont cours semblant parfois être déconnectés de la trame narrative connue du spectateur. James et Freddie se promettent d’aller au Roadhouse ce soir. Audrey, elle aussi, cherche à se rendre au Roadhouse. Le lieu, qui a été le point final musical de nombreux épisodes, semble devenir un point de convergence attendu. James et Audrey vont-ils s’y croiser ? Les scènes du Roadhouse ont tant semblé déconnectées de tout jusqu’à présent que le lieu va peut-être devenir le point de rencontre final de cette saison.

Mais, avant d’aller au concert, James écoute l’histoire de son jeune collègue Freddie. Et à nouveau, la réalité se transforme en rêve à l’écoute de son histoire : Freddie est inséparable d’un gant vert, qui lui donne la force d’un marteau-pilon, et obtenu à la suite de la rencontre avec un être venu d’ailleurs, le « Fireman ». Freddie à lui aussi rencontre ce Géant, qui lui a également ordonné de se rendre à Twin Peaks pour y « rencontrer sa destinée » ! James est fasciné par cette histoire, comme nous autres spectateurs. Ce petit jeune, avec un accent anglais à couper au couteau totalement caricatural, est aussi un reflet du spectateur. Combien de jeunes fans de Twin Peaks rêvent de s’y rendre pour rencontrer leur destinée ? Et si Twin Peaks n’était que le rêve de Freddie ? Peut-être est-il toujours à Londres, dans un quartier de l’East-End, ivre mort, rêvant d’un Géant et d’une ville nommée Twin Peaks ? Ce récit du « gant vert » est l’autre pendant du récit du rêve de Monica Bellucci fait par Gordon-Lynch plus tôt dans l’épisode.

Et le rêve continue, se transformant en cauchemar, quand Sarah Palmer révèle sa véritable nature dans l’avant-dernière scène de l’épisode (la dernière étant la conversation des deux jeunes femmes au Roadhouse). Lynch et Frost nous ont totalement hypnotisés et aspiré dans cette nouvelle saison, et sont au point de pouvoir tout se permettre. Le devenir de Sarah Palmer est resté mystérieux au travers de ses premières scènes dans l’épisode 2, puis celles de l’épisode 12 et 13 au supermarché et sur le pas de sa porte, devant sa télévision. Tout juste savions-nous qu’elle semblait toujours prise de visions extralucides, comme elle l’était au début de la saison 1 (visions de Bob), et à la fin de la saison 2 (en communication avec quelqu’un dans la Black Lodge). Dans cette scène, Sarah se révèle plus que cela. Harcelée par un client du bar, dégoutant et cherchant à la draguer, elle retire son visage pour révéler une main sous son crâne… puis tue l’homme d’un coup de mâchoires ultra-rapide. Cette vision, d’un visage retiré comme un masque, avait déjà eut lieu dans l’épisode 2 avec Laura Palmer. Mais nous étions dans l’autre monde, celui de la Loge, où tout semble possible, où tous les délires surréalistes sont permis ! Revoir cette image dans le cadre d’un bar, entouré par une foule, créé notre trouble. Encore une fois, le rêve contamine la réalité. Mais, aussi, les forces maléfiques de l’autre monde contaminent le notre… Le rôle de Sarah Palmer est alors réinterrogé, tout comme l’a été celui de Cooper plus tôt dans l’épisode par le souvenir de Gordon (Cooper a-t-il toujours eut un double maléfique ?). On en vient à repenser aux scènes de Sarah dans les premières saisons : avait-elle déjà ce pouvoir maléfique à l’époque ? Etait-elle déjà une telle « créature » ? On en vient même à reconsidérer les événements de l’affaire Laura Palmer… Leland était-il vraiment le seul coupable ? Et si le « réveil », le sortir du rêve, dont parle cet épisode, était aussi la révélation de vérités sur les anciens événements de Twin Peaks ?

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15. THERE'S SOME FEAR IN LETTING GO

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

A Twin Peaks, Nadine annonce à Ed qu’elle lui rend sa liberté : il peut se marier avec Norma. Ed se rend au Double R bien décidé… Au milieu de la nuit, Mister C. se rend au Convenience Store, où il est accueilli par des spectres de bûcherons le menant tout droit à Phillip Jeffries. Il a été suivi par Richard, qui l’a reconnu sur une photo préservée par sa mère Audrey. Dans la forêt, Steven, armé d’un revolver, semble au plus mal aux côtés de Gersten Hayward. Au Roadhouse, Freddie sauve James d’un mauvais pas grâce à son gant vert magique. A Las Vegas, Dougie-Dale semble avoir une révélation en allumant sa télévision. A Twin Peaks, Margaret Lanterman, la Dame à la Bûche, fait ses adieux.

Critique :

A l’approche du double-épisode final, David Lynch et Mark Frost concoctent quelques dernières heures totalement explosives. Ce quinzième épisode enchaîne les scènes sublimes, dont chacune nous emporte dans une atmosphère unique et vers des émotions très fortes.

Les dix premières minutes sont consacrées à Nadine, Ed et Norma. Après avoir joué avec nos frustrations, distillant les scènes de Nadine et Norma au compte-goutte, attendant l’épisode 13 pour faire apparaître Ed, Frost et Lynch nous prennent par surprise en dénouant leur trio amoureux vieux de plus de 25 ans en quelques minutes ! Grâce aux vidéos du Dr Amp, Nadine a décidé de se « sortir de la merde » à l’aide d’une pelle en or, et vient redonner sa liberté à Ed pour de bon. Voir Nadine marcher le long des bois jusqu’à la station essence d’Ed, pelle en or sur l’épaule, reprend magnifiquement le personnage là où nous l’avions laissée 25 ans auparavant – la pelle en or, nouvel objet-miracle après les tringles à rideaux. Everett McGill et Wendy Robie délivrent leurs dialogues de la même manière qu’à l’époque, comme si leurs personnages avaient à peine évolué après toute ces années. Comme s’ils étaient « bloqués » dans le temps, dans l’attente de cette résolution. Après un fondu au noir, Ed est au Double R, où il vient annoncer la nouvelle à Norma. I’ve been loving you de Otis Redding recouvre la scène, mais la chanson romantique et passionnée s’interrompt quand Norma se détourne d’Ed au profit de Walter, le businessman. Rien n’a changé, là non-plus, et Walter a semble-t-il remplacé Hank… La musique d’Otis Redding se suspend dans une note ralentie, inquiétante, tandis que Norma annonce à Walter qu’elle rompt leur contrat. Sa famille, c’est Twin Peaks, et elle choisit de ne s’occuper que d’elle. Walter s’en va, la musique d’Otis Redding reprend, et Norma et Ed s’embrassent fougueusement. Une larme coule alors sur la joue de Shelly… Soudain, la bonté et l’amour semblent possibles. Face au monde de zombies vénaux d’aujourd’hui, représenté ici par Walter mais plusieurs fois montrés au cours de cette saison, la tendresse peut gagner. Alors, la caméra s’envole vers le ciel radieux, au-dessus de Twin Peaks…

Mais la musique s’arrête dans un écho. Après cette magnifique scène, où des larmes de joies nous montent aux yeux, la caméra nous renvoie sur une route en pleine nuit. Le mal rode, en la personne de Mister C. Depuis de nombreux épisodes, nous craignons que ce double de Dale Cooper ne retourne à Twin Peaks pour y faire le mal. S’y rend-il ? Le suspense gonfle en même temps que les nappes menaçantes de la bande-son. Mais non, Mister C. a d’autres étapes sur son trajet. Il arrive au « Convenience Store », que nous retrouvons après son apparition dans l’épisode 8, issu des années 40.

Cette seconde scène est un autre moment de bravoure dans le cinéma de Lynch. D’une part, le suspense est immédiat dès lors que Mister C. demande à voir Phillip Jeffries, le personnage joué par David Bowie dans Fire walk with me étant l’un des grands mystères de cette nouvelle saison. D’autre part, l’atmosphère de cette séquence est absolument étouffante, terrifiante. Nous vivons un cauchemar éveillé tandis que Mr C. grimpe les escaliers et aboutit magiquement à une pièce obscure dans laquelle deux spectres de clochards l’attendent. Ces créatures sont la création génialement effrayante de cette nouvelle saison, pour parer à l’absence de Michael J. Anderson (le petit homme venu d’ailleurs) et de Frank Silva (Bob). La première pièce dans laquelle arrive Mister C., aux papiers peints fleuris, avait déjà été le lieu d’un cauchemar, celui de Laura Palmer dans Fire walk with me (il s’agissait de la pièce représentée sur un tableau accroché au mur, et où elle retrouvait la vieille Mrs Tremond et son petit-fils). L’un des deux spectres tire sur un levier créant une sorte de foudre électrique – « electricity » semble être le mot-clé de tout Twin Peaks. Puis, Mister C. franchit deux espaces typiques de nos cauchemars les plus angoissants : un long couloir obscur et un escalier qui mène vers l’inconnu. Le tout est superposé avec des images de la forêt, la nuit. Cette surimpression est une idée splendide : elle résume à elle seule la mythologie de Twin Peaks, où tout est double. Ce lieu ésotérique existe, et en même temps n’existe pas. Les spectres et les monstres existent, et en même temps sont humains dans notre dimension. Bien et mal peuvent aussi se superposer.

Enfin, Mister C. arrive à un dernier espace, sorte de cour de motel désert, où une nouvelle créature l’attend : une femme au visage d’homme, une expression sinistre sur le visage, en robe de chambre. Elle lui ouvre la dernière porte. Là, Mister C. communique enfin avec Phillip Jeffries… qui se révèle être une immense machine en ferraille. On retrouve l’audace du premier double-épisode où Michael J. Anderson avait été transformé en Arbre à tête de gomme. Mais Lynch nous a habitué à toutes les folies, et cette nouvelle hallucination fonctionne. Elle n’est pas dénuée d’humour, notamment lorsqu’on sait que Bowie était en pleine tournée de « tin machine » (machine d’étain) lors de sa venue sur le tournage de Fire walk with me. Mais l’angoisse est toujours présente, par la lumière stroboscopique d’un néon vétuste, et par les mots échangés entre la machine-Jeffries et Mister C.. Jeffries lui rappelle qu’ils avaient l’habitude d’échanger, et une image de Fire walk with me ressurgit : Jeffries regardant Cooper au bureau de Philadelphie, et affirmant qu’il « ne parlera pas de Judy ». C’est la seconde fois que cette scène est réutilisée, après le souvenir de Gordon. Elle sème le trouble dans notre esprit : Cooper était-il déjà « Mister C. » à l’époque ? Jeffries en convient, quand il demande à Mister C. : « tu es Cooper, alors ». Ici se cache quelque vérité sur le mystère du dédoublement de Cooper, un mystère absolument fascinant au cœur de Twin Peaks : The Return.

D’autres mystères apparaissent dans cet échange avec Jeffries, ou plutôt l’âme de Jeffries. Pourquoi ne « voulait-il pas parler avec Judy » ? Qui est Judy ? Mister C. se pose ses questions, et Jeffries lui répond par un autre mystère : Mister C. a déjà rencontré Judy. Judy est-elle un personnage connu de nous tous ? Il faut savoir que le « mystère Judy » fascine les fans de Twin Peaks depuis la sortie de Fire walk with me… L’épisode final nous donnera-t-il la réponse sur Judy ? La réponse se trouve peut-être… chez Hitchcock ? Dans Vertigo, Madeleine était le double de Judy. Dans Twin Peaks, Madeleine était une forme de double de Laura, sa cousine et sosie. Le film Laura (de Otto Preminger) était lui aussi un film sur un double personnage féminin. Judy serait-elle un autre double de Laura ? Son « doppelganger » vu à la fin de la saison 2 ? Ou bien celle qui intriguait Dale au début de la saison 3 ? On n’en saura pas plus pour l’instant, la scène se concluant par Jeffries donnant apparemment le numéro de téléphone de Judy à Mister C., avant qu’un téléphone ne sonne juste au même moment dans la pièce. Mister C. est alors téléporté à l’extérieur, où un pistolet est braqué sur lui. C’est Richard. Dernier rebondissement de cet acte pour le moins stupéfiant, Richard dit qu’il a vu Cooper en tenue du FBI sur une photo, chez sa mère : Audrey Horne. Mister C. maîtrise Richard, et part avec lui dans le 4x4 au beau milieu de la nuit… Et le Convenience store disparaît, en pleine forêt, dans un éclat d’électricité et de fumée.

Après un nouveau fondu au noir, retour à Twin Peaks où nous retrouvons Steven, personnage encore très mystérieux à ce stade du récit. Dans la forêt, lui et Gersten Hayward semblent dans un état grave, tremblant extrêmement. Leurs mots sont confus, mais l’on comprend que leur amour est interdit. Gersten est simplement la maîtresse de Steven, ou leur union cache-t-elle un secret plus complexe ? Leur rousseur pourrait laisser imaginer un lien de parenté, et donc un amour incestueux – un de plus dans l’univers de Twin Peaks sans cesse menacé par l’inceste. Au creux de l’arbre, le couple échange des paroles incompréhensibles, tandis que Steven charge un revolver. Un promeneur passe avec son chien, ce qui provoque la terreur du couple. Gersten se cache,  le promeneur fuit, et Steven tire… Très probablement il s’est suicidé. La scène se termine sur Gersten pleurant, fascinée par les arbres gigantesques qui l’entourent. Après la scène  d’Ed et Norma où l’amour était victorieux, celle-ci montre un amour interdit et dangereux, conclu par un coup de revolver. Autant dire que nous sommes sur des montagnes russes à ce stade de Twin Peaks : The Return.

La violence se poursuit dans la scène suivante, au Roadhouse, où James dit quelques mots gentils à Renée avant de se faire tabasser par le mari de celle-ci et un autre homme. Mais le sentiment de violence se transforme en éclat de rire, quand le jeune collègue de James, Freddie et son gant vert, donne un léger coup de poing aux assaillants. Par le pouvoir du gant vert, le coup les propulse et écrabouille leurs visages !

A Las Vegas, on retrouve violence et humour aussi, quand l’un des agents du FBI local se trompe de famille Jones. Le supérieur lui hurle dessus, tandis qu’il contemple la fausse famille Jones dont l’un des bambins pousse un cri comme une alarme.

Troisième saynète à la fois violente et drôle, toujours à Las Vegas, celle montrant la fin de Mr Todd. Appelant pour une énième fois Roger, Todd et son assistant se font tuer froidement par Chantal, incognito dans un joli tailleur noir. La balle explose le visage de Todd dans une image presque grotesque, en même temps que dégoûtante. Chantal s’en va et  appelle aussitôt Hutch pour qu’il acheter des burgers-frites. Mais, avant de repartir, l’une des deux victimes pousse des gémissements. Soufflant comme une employée fatiguée par son job quotidien, elle retourne l’achever.

Cette violence, un dialogue entre Hutch et Chantal (savourant leurs burgers) vient la remettre en question. Hutch critique son pays, faussement chrétien, mais réellement violent. Par cet échange, Frost et Lynch pointent du doigt l’enchaînement de violence depuis le massacre des Indiens. Les Etats-Unis d’Amérique ont comme fondement un bain de sang, expliquant le retour perpétuel de la violence dans ce pays. Twin Peaks s’inscrit d’ailleurs dans une longue lignée de livres et de films, parmi lesquels Shining de Kubrick (mais aussi le livre de Stephen King), où l’horreur et le fantastique trouvent naissance dans ce massacre initial des Indiens d’Amérique.

Toute cette violence mène à une explosion, explosion réelle, celle du coup de jus de Dougie-Cooper dans LA scène de cet épisode. Toujours apathique, Dougie-Cooper mange un gâteau au chocolat quand il active la télévision sur « Sunset Boulevard ». Alors que l’on traquait l’élément du passé qui « réactiverait » Dale Cooper, ce n’est ni la tarte aux cerises, ni le café, ni un air de piano qui le réveille, mais un film des années 50, Sunset Blvd. de Billy Wilder… le film préféré de Lynch. Encore une fois, des ponts entre Twin Peaks et le monde réel sont bâtis tout au cours de cette saison. C’est dans Sunset Blvd que Lynch avait trouvé le nom de Gordon Cole pour son personnage – un nom seulement entendu dans le film de Wilder. Or, c’est cette scène précise qui réactive Cooper. Entendant les noms de « Norma », et surtout de « Gordon Cole », mais aussi fasciné par ces personnages du passé qui s’animent sur un écran, Cooper semble reprendre connaissance. N’oublions pas que Sunset Blvd est un film sur une actrice devenue le fantôme d’elle-même, cherchant à retrouver qui elle était. Mais Cooper est toujours coincé dans le mutisme, et saisit alors sa fourchette pour l’enfourner dans la prise électrique. « Electricity », le mot-clé de Twin Peaks, encore et toujours ! Le coup de jus provoque des éclairs, Janey-E hurle, et la scène se termine dans le noir, au son de la voix de Sonny-Jim demandant ce qui se passe, sans obtenir de réponse…

Après tant d’attente, cette résolution au fil de Dougie-Cooper grâce à un autre film, celui que Lynch préfère, Sunset Blvd, est un grand moment d’émotion.

Et à cette probable renaissance de Cooper, en même temps que grande mise en danger (va-t-il survivre à l’électrocution ?), succède une scène de mort. Là aussi, le lien entre fiction et réalité est étroit. C’est Margaret, la Log Lady, qui nous fait ses adieux. Au téléphone, elle adresse quelques derniers indices à Hawk, avant de lui annoncer qu’elle se meurt. Quand Margaret, et quand l’actrice Catherine Coulson, regarde soudainement la caméra frontalement et prononce la phrase « quand nous nous parlions face à face… », on se souvient avec des frissons des introductions de la Dame à la Bûche des saisons 1 et 2. Catherine Coulson fait ses adieux à son personnage, à la caméra, aux spectateurs, à son ami de toujours David Lynch (elle était son assistante réalisation sur son premier film Eraserhead). Les larmes sont retenues, le moment est solennel et sobre. Mais l’émotion explose quand Hawk annonce la nouvelle à Lucy. Alors, la musique d’Angelo Badalamenti résonne, comme un éloge funèbre, et les larmes de Lucy coulent en même temps – probablement – que celles de nombreux spectateurs. Hawk, et Michael Horse en même temps, baisse la tête en souvenir de Margaret/Catherine… Un fondu enchaîné sur son visage le fond dans la forêt, magnifique image évoquant la disparition qui nous attend tous. Finalement, la lumière de la maison de Margaret s’éteint toute seule, dans la nuit.

Après cette dernière émotion, l’épisode se conclut sur deux scènes mystérieuses, deux derniers points d’interrogation. Tout d’abord, la troisième scène avec Audrey Horne, dont les apparitions rythment les épisodes depuis le 12ème chapitre. Cette fois Charlie et Audrey sont sur le pas de la porte, s’apprêtant à aller au Roadhouse. Mais ils se disputent encore, et Charlie repart dans le salon en retirant son manteau. Audrey devient folle de rage et commence à l’étrangler, quand la scène se coupe. Au Roadhouse, pendant ce temps, un groupe, The Veils, joue un rock puissant. Une jeune fille, l’air timide, se fait jeter de sa table par deux motards. A quatre pattes, elle passe inaperçue entre les jambes des spectateurs, les larmes aux joues. Qui est-elle ? Quel est son drame ? Nous ne le saurons pas. L’épisode se termine sur son hurlement, couvert par la musique rock. Final mystérieux, qui rejoue la scène où Cooper avance lui aussi à quatre pattes vers la prise électrique. Ce quinzième épisode ne cesse de répéter les scènes entre elles, créant des phénomènes d’écho comme dans un rêve. La scène d’amour idyllique d’Ed et Norma a son pendant cauchemardesque entre Steven et Gersten ; le levier électrique dans le Convenience store est activé tandis qu’ailleurs Cooper se réanime à coup de fourchette dans une prise électrique ; les scènes de violence décalées se succèdent au Roadhouse et à Las Vegas ; Cooper semble renaître tandis que la Dame à la Bûche se meurt, elle qui avait appelé Hawk au tout début de l’histoire pour le prévenir qu’il manquait quelque chose dans l’affaire Cooper… Si toutes les scènes se répètent comme dans un rêve, la question reste : qui est le rêveur ?

Anecdotes :

  • Le générique rend hommage à la mémoire de « Margaret Lanterman ». Or, il s’agit du nom du personnage de la Dame à la Bûche. Un second hommage, après celui de la comédienne qui l’incarnait, Catherine Coulson, au générique de l’épisode 1. Un indice de plus à la confusion qui existe dans cette saison entre le monde fictif et le monde réel, et de manière générale entre tous les mondes (futur et passé, rêve et réalité, fiction et réel).  

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16. NO KNOCK, NO DOORBELL

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Mister C. embarque Richard avec lui vers un site mystérieux dont il a les coordonnées. Ils sont observés au loin par Jerry. A Las Vegas, Dougie-Dale est dans le coma, entouré par sa famille, Bushnell et les frères Mitchum accompagnés de leurs trois créatures féminines. Chantal et Hutch attendent devant la maison des Jones, également surveillée par le FBI. Diane raconte à ses collègues sa dernière nuit avec Cooper, qui l’a violée. Armée d’un revolver, Diane révèle sa vraie nature. Dale sort de son coma, et s’apprête à retourner à Twin Peaks, où Audrey va enfin au Roadhouse…

Critique :

Le 16ème épisode constitue le dernier chapitre avant le grand final, le double épisode 17 et 18 diffusé le 3 septembre 2017. Frost et Lynch continuent sur leur lancée, après l’épisode 15 riche en émotions de toutes sortes (effroi, larmes).

L’épisode s’ouvre sur une route en pleine nuit, image devenue un leitmotiv depuis l’épisode 1 (la route menant à la cabane de Buella, la route empruntée par Ray et Mister C. après leur évasion, la route menant au Convenience store…). D’ailleurs, aux routes nocturnes empruntées par Mister C. répondent les routes lumineuses du strip de Las Vegas empruntées par Dougie/Cooper. « Toutes les routes mènent à Rome », dit l’expression. Et toutes ces routes vont finalement mener à Twin Peaks, on l’imagine.

Cette fois, Mister C. est accompagné de Richard Horne. Mister C. ne se rend toujours pas à Twin Peaks, comme on pourrait le craindre, mais à un autre « site », mené par les coordonnées. Mister C. explique à Richard que deux personnes lui ont donné des coordonnées, et une troisième personne lui a donné des coordonnées différentes. Pour tester les deux premières, Mister C. envoie Richard comme cobaye. Le lieu est un rocher, situé en hauteur. « Two Birds with One Stone » avait dit le Géant dans l’épisode 1. Est-ce le rocher dont il parlait ? La précédente scène entre Richard et Mister C. nous avait confirmé que Audrey Horne était bien la mère du jeune délinquant. Dans cette scène, Mister C. envoie Richard sur le rocher où il meurt électrocuté, disparaissant dans une grande lumière blanche. Moment traumatisant, où nous sommes littéralement foudroyés comme le personnage. Un personnage à la fois horrible et pathétique, pour lequel nous avions tout de même une forme de compassion. Mister C. n’a que ces simples mots, froids, mais les yeux pourtant légèrement embués de larmes, pour Richard : « adieu, mon fils ». Ces mots sinistres semblent confirmer la théorie, affreuse, selon laquelle Audrey aurait été abusée pendant son coma par le double maléfique de Cooper… et que Richard serait donc le fils d’Audrey et du double de Cooper. L’événement était suggéré par Doc Hayward, racontant par Skype à Frank Truman qu’il avait aperçu Cooper errer près du service réanimation où se trouvait Audrey après l’explosion de la banque. Alors que Mister C. s’éloigne du rocher maléfique, plus loin, un autre membre de la famille observe la scène : Jerry Horne. Quand il voit, les jumelles à l’envers, Mister C. et Richard, il prononce un « dear God » ému.

Après cette scène angoissante, une autre menace surgit. A Las Vegas, le van de Chantal et Hutch se gare devant la maison de la famille Jones. Face à eux, quelles sont les chances de Dougie-Cooper ? Pourtant, les événements vont tourner différemment, au profit du Bien, le tout dans un grand éclat de rire. Car l’épisode 16 est une succession de chocs, parfois grotesques, menant à une dernière note et à un dernier mot qui résume tout : « Whaaat ? »

Les événements commencent à tourner à la comédie quand le FBI débarque à la porte des Jones. Le plus jeune enquêteur se fait toujours insulter par son patron, sous le regard étonné des tueurs à gage quelques mètres plus loin.

A l’hôpital, Cooper est dans le coma. L’instant est grave, peut-être tragique… pourtant, le rire surgit. Quand Janey-E s’inquiète « on dit que des gens restent coincés comme ça des années », c’est presque une bonne blague lancée au spectateur par Lynch et Frost : vous croyez qu’on va oser vous faire ça, maintenant ?... Et, alors que nous sommes suspendu au devenir de Cooper, les frères Mitchum entrent dans la pièce, entourés de leurs « girls », rejoignant les Jones et Bushnell Mullins. Le duo des deux gangsters, géniale réinvention de Laurel et Hardy, est toujours aussi génial. Ils trimballent un énorme bouquet de fleurs avec une carte « Get well Dougie », et apportent un vrai buffet de bonne nourriture pour la famille Jones. Mais, surtout, les gangsters tout comme Mullins sont persuadés que « Dougie va bien ». On retrouve ce calme absurde, cette absence de réaction, que tous les personnages ont eu face au Cooper-zombie pendant 14 épisodes !

La folle parade de cirque que constituent les frères Mitchum et leurs Girls se rend ensuite chez les Jones, avec un camion de nourritures, de cartons… Le tout, toujours sous le regard de Chantal et Hutch, mais aussi d’une voiture du FBI face à eux. Tueurs à gage, mafieux et FBI dans la même rue… comment tout cela va-t-il finir ? Lynch et Frost choisissent une issue encore plus surréaliste : l’arrivée d’un quatrième élément, un voisin qui veut se garer. Or, le voisin est armé jusqu’aux dents, et une fusillade s’ensuit entre le voisin et Chantal et Hutch. Les deux gangsters meurent pitoyablement, mitraillés par le voisin, sans aucune réaction des agents du FBI, ni des deux frères Mitchum qui restent cachés. La scène se conclue par un échange savoureux entre les deux gangsters : « Quel voisinage ! » dit l’un, avant que son frère ne lui rétorque « … les gens subissent beaucoup de stress de nos jours ».

A l’hôpital, Mullins est seul au chevet de Dougie quand il entend un bourdonnement. Le même bourdonnement entendu par Ben Horne et Beverly au Great Northern Hotel (l’âme de Cooper était-elle donc coincée au Great Northern tout ce temps ?). Mullins sort dans les couloirs à la recherche du bourdonnement, tandis que Cooper sort enfin de son coma. Moment tant attendu, auquel on croit à peine, tant nous avons appris à nous méfier de tout dans cette série… Pourtant, Dale Cooper est bel et bien là. Il a une vision du Manchot qui lui dit « Vous êtes réveillé ». Cooper a une réponse comme seul lui sait les formuler : « à 100% ». Avant que le Manchot ne disparaisse, Cooper lui donne une mèche de cheveux pour « en créer un autre » (un autre double de lui-même ?). Cela semble lié à « la graine », la petite bille dorée aperçue précédemment. Le Manchot, lui, donne à Cooper la bague de jade vert. Cooper semble alors en possession d’une arme pour lutter contre son double… En repensant à cette bague, apparue dans Fire walk with me, on ne peut qu’être fasciné comment elle en est venue à unir toute une mythologie si complexe. L’objet trouve ici son point de chute, son but, entre les mains de Cooper en route pour le dernier chapitre de l’histoire.

Mullins, Janey-E et Sonny Jim réapparaissent et retrouvent un « Dougie » réveillé, et surtout éveillé. L’infirmière s’étonne de sa bonne condition physique. En quelques secondes, Cooper est dans sa tenue d’agent du FBI. Kyle MacLachlan redevient aussitôt le personnage que l’on a connu, souriant, sûr de lui, éternellement jeune et énergique. Et, quand Mullins alerte par téléphone que Dougie est de retour et souhaite prendre un avion pour l’état de Washington, les frères Mitchum s’empressent de préparer leur jet privé. Alors retentit le thème principal, Falling. Sur cette musique tant aimée des fans, Cooper termine de s’habiller et laisse ses dernières instructions à Mullins, à qui il fait ses adieux. Mullins lui demande « Et le FBI ? ». Cooper répond, le regard planté dans la caméra, une phrase vouée à devenir culte : « Je suis le FBI ! ».

Ce moment de magie s’interrompt soudainement, tout comme le thème principal, quand Diane reçoit le dernier sms de Mister C. Alors, un autre thème, associé au double maléfique de Cooper dans l’épisode 1 (« American woman »), surgit. Diane, un pistolet dans son sac à main, se dirige vers la chambre d’hôtel où sont Gordon, Albert et Tamara. Après avoir fait des bonds de joie dans la scène précédente, notre cœur continue de battre mais de peur. La scène qui s’ensuit est un chef d’œuvre de suspense. Nous savons que Diane est armée, et Gordon semble s’en méfier aussi. Son regard est rivé sur le sac à main. La scène dure presque dix minutes, pendant lesquelles Diane se met à leur raconter sa dernière nuit avec Cooper. Elle raconte comment il est apparu dans sa chambre, comment elle a compris trop tard que quelque chose clochait, et comment il l’a violée. Diane raconte également que Cooper l’a emmené dans une vieille station essence (le Convenience store, probablement). Puis, Diane semble perdre les pédales. Le jeu de Laura Dern trouve ici un moment d’apogée. L’actrice est comme toujours capable d’aller très loin dans des émotions extrêmes, le visage déformé par la peur. Diane leur avoue avoir envoyé les coordonnées à Cooper, puis dit être « au commissariat du Shérif »… enfin, elle craque et dit qu’elle n’est « pas elle » (« I am not me ! I am not me ! »). De plus en plus nerveuse, Diane finit par sortir son pistolet, mais Albert et Tammy étaient prêts, arme à la main – élément que nous ne savions pas, pour plus vivre le suspense de la scène à la manière hitchcockienne. Diane est abattue, et, une seconde après, elle se volatilise. Sous le choc, Tammy déclare que tout cela est réel, que les Tulpas (être créés de toute pièce par magie) sont réels. Gordon, lui, s’interroge sur les paroles de Diane : « je suis au commissariat du Shérif ». Un double de Diane est-il à Twin Peaks ?

Diane se retrouve alors dans la Loge, où le Manchot lui prononce ces mots : « You’ve been manufactured » (vous avez été créée), comme il l’avait dit à Dougie Jones. Mais, contrairement à Dougie, Diane le sait. Elle balance donc un « Fuck You » au Manchot, avant de délivrer sa graine, petite bille dorée, et de disparaître en fumée. Encore une fois, Lynch assume les effets spéciaux artisanaux pour en tirer un côté hallucinatoire et presque amusant, autant qu’inquiétant (les épaules de Diane se mettent à frétiller tandis que la bille dorée sort du vide laissé par sa tête en moins).

Retour à Las Vegas, où Dougie s’apprête à suivre les frères Mitchum en jet privé. Il fait d’abord ses adieux à Sonny-Jim et Janey-E. Le thème déchirant d’Angelo Badalamenti, qui était apparu la 1ère fois lorsque Dougie-Cooper pleurait devant Sonny Jim, réapparaît. Cooper-Dougie, encore « zombie », pleurait-il déjà devant le sort réservé à ce petit garçon ? Ayant retrouvé ses capacités, Cooper rassure le garçon quand celui-ci s’exclame « si, tu es mon père, tu es mon père ! ». Le « Good Dale » est ainsi le reflet inversé de Mister C., qui envoie son fils Richard mourir sur le rocher.

La scène se conclut sur Janey-E et Sonny Jim contemplant Cooper partir. « Qui que vous soyez, merci », lui dit Janey-E avant son départ, les larmes aux yeux. Mais, à nouveau, l’émotion fait des loopings, cette fois redescendant vers un peu d’humour, quand Cooper se retrouve dans la limousine des frères Mitchum. Sur un fond vert criant (tout comme la scène de l’épisode 4 où Gordon contemplait la photo du Mont Rushmore), les frères Mitchum lui demandent de raconter son histoire. La caméra montre alors le strip de Vegas défilant, ellipse sous forme de blague, puisque nous retrouvons ensuite les deux gangsters hallucinés par l’histoire qu’ils ont écoutée et cherchant à la résumer. Finalement, les frères Mitchum s’inquiètent d’accompagner Cooper au commissariat de Twin Peaks, craignant d’être mal reçu en leur qualité de gangster. Cooper leur affirme alors qu’il peut témoigner que les frères Mitchum « ont des cœurs en or ». Candie, muette jusqu’alors, s’exclame les larmes aux yeux : « Oh oui ils en ont ! ».

Au terme de cet épisode fait de rebondissements inattendus, de chocs improbables (la mort de Richard foudroyé, la mort de Chantal et Hutch mitraillés, le réveil de Cooper, la volatilisation du double de Diane), nous retournons enfin à Twin Peaks, pour la seule scène qui s’y déroule. Nous sommes au Roadhouse. Le morceau folk qui débute laisse croire que le générique de fin va dérouler. Mais, nouvelle surprise, Audrey et Charlie entrent dans la pièce. Ils ne trouvent pas Charlie, et le morceau se termine. Soudain, le présentateur du Roadhouse annonce « Audrey’s Dance »… Tout le monde se recule pour observer Audrey. Malgré elle, Audrey se lance dans sa chorégraphie, comme vingt-cinq ans auparavant. L’instant est magique, sublime. Lynch et Frost nous manipulent comme jamais : nous attendions presque plus le retour de Cooper, nous l’avons eu, mais en prime nous avons le retour d’Audrey, la « vraie » Audrey… Pourtant tout est faux. La manière dont tout le monde la regarde est trop artificielle. Alors, surgit un homme qui fracasse le crâne d’un autre. Audrey prend peur, se dirige vers Charlie, quand soudain le décor change. Audrey est face à son reflet, dans une grande pièce blanche. Ne sachant plus ce qui se passe, elle ne peut que s’écrier : « What ?! ». L’épisode se conclut sur ce cliffhanger, le plus percutant de Twin Peaks : The Return. 

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17. THE PAST DICTATES THE FUTURE

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Gordon révèle à Albert et Tamara des informations sur « Judy », une force maléfique. Au commissariat, Lucy, Andy, et le Shérif Frank Truman accueillent Cooper, en réalité son double Mister C. Le vrai Dale Cooper, lui, s’apprête à arriver également, tout comme l’équipe de Gordon… Naido s’affole, tandis que Freddie rencontre sa destinée en affrontant Bob. Dale retrouve Diane en Naido, et quitte les lieux pour partir dans le passé retrouver Laura et tenter de la sauver.

Critique :

C’est le 3 septembre 2017 que Showtime diffusa le final de Twin Peaks : The Return, sous la forme d’un double épisode, 17 et 18. Un moment intense qui restera gravé dans les mémoires des fans qui l’ont vécu cette nuit-là, en sortant aussi chamboulés que lors du final de la saison 2, vingt-cinq ans plus tôt.

L’épisode 17 retrouve Gordon et ses deux collègues, dans leur chambre d’hôtel devenue un bureau. Gordon/Lynch révèle alors un secret, caché à son ami et collègue Albert pendant vingt-cinq ans… Lynch, dans son rôle de Gordon, et dans son rôle de cinéaste, s’amuse à faire durer le silence qui précède sa révélation, de longues secondes. Comme un dernier moment d’attente avant le grand saut final. Gordon révèle alors le véritable objet de la quête de Cooper, Briggs et lui : traquer « Judy », une force maléfique. Cooper, avant sa disparition, a dit à Gordon de partir à sa recherche s’il disparaissait de la même manière que Briggs ou Jeffries. Ainsi, Lynch (et Mark Frost) créent un pont entre le Cooper des saison 1 et 2 et ce final, par ces derniers mots échangés en secret entre Cooper et Gordon avant sa disparition dans la Loge (à la fin de la saison 2). Nous le verrons, ce final ne cessera de proposer une relecture renversante de la réalité telle que nous la connaissions à Twin Peaks…

A Twin Peaks, justement, Mister C., le double maléfique de Cooper, pénètre dans les bois et atteint le site qui semble être un portail vers la « White Lodge ». Il se retrouve en effet dans les décors du Géant (le « Fireman »). Mais celui-ci semble avoir tout prévu, puisqu’il piège Mister C. dans une cage au cours d’une nouvelle séquence-tableau, très surréaliste. Le Géant contemple la maison des Palmer, avant de changer d’image et d’envoyer Mister C. au commissariat.

Ce n’est donc pas « notre » Cooper bien aimé qui a le droit aux retrouvailles avec Andy et Lucy, mais bien l’effroyable Mister C. La tension atteint alors un point paroxysmique dans cette saison, quand Mister C. discute froidement, un rictus cruel sur le visage, avec Andy et Lucy, tandis que Naido s’agite, effrayée dans sa cellule. Tel Hitchcock, Lynch ajoute une couche de suspense supplémentaire en montrant Chad qui s’évade de sa cellule, en parallèle.

Paraissant d’abord naïfs face à Mister C., croyant avoir affaire à Cooper, Andy, Lucy, et Frank Truman comprennent rapidement qu’ils font face au double de l’agent du FBI. Truman, par son raisonnement ; Andy, par la vision qu’il a eut avec le Fireman ; Lucy, quand elle reçoit un appel du double, le « vrai » Cooper, arrivant en voiture à Twin Peaks. Aussitôt rejaillit une scène burlesque du début de la saison, où Lucy s’évanouissait face aux mystères des téléphones portables. La touche d’humour devient terriblement angoissante dans ce contexte, et l’on blêmit de voir arriver le « Good Dale » trop tard…

Mais, grâce aux visions prémonitoires délivrées par le Fireman, la situation se règle déjà dans la prison : Andy et Freddie viennent à bout de Chad. Lucy, quant à elle, passe le bon Cooper au téléphone au Shérif, qui fait face à son double présent « en chair et en os »… Et c’est finalement Lucy, par la découverte du fonctionnement des téléphones portables, qui prend l’initiative de tirer sur Mister C., le tue, et sauve Frank Truman.

La suite des événements prend la tournure d’un rêve délirant, angoissant et réjouissant à la fois. Le bon Cooper fait face au cadavre de son double maléfique, tandis que se réunissent autour de lui nombre de personnages aimés : Andy, Lucy, James, les frères Mitchum, Candie… Ils assistent, spectateurs hallucinés tout comme nous, à la scène. Les spectres bûcherons apparaissent et sortent Bob du corps de Mister C. sous la forme d’une roche en boule volante ! Là, Freddie rencontre « sa destinée », comme annoncé par le Fireman : il lutte contre Bob comme dans un match de boxe. La scène est cocasse, délirante, et pourtant effroyable grâce aux effets sonores et visuels. Frank Silva est réincarné une dernière fois dans cet avatar complètement fou de Bob.

Comme si toutes les pièces mystérieuses du puzzle, aperçues auparavant, aboutissaient à cette conclusion extatique. Cooper, vif, précis, remet la bague de jade verte sur le doigt de Mister C. qui disparaît pour de bon. Puis, il récupère la clef de l’hôtel du Grand Nord auprès de Frank Truman totalement ébahi.

A l’arrivée de Bobby Briggs succède celle de Gordon et Albert, donnant droit à un « Coop ! » chaleureux, et à celle de Candie, ébahie de la situation : « quelle chance que l’on ait fait tant de sandwichs ! ».

Tout pourrait laisser croire à l’un de ces moments de bonheur, de douceur et d’humour, typiques des saisons 1 et 2 et dont nous sommes nostalgiques. Pourtant, quelque chose cloche (« something is wrong », disait le Manchot). Cooper voit Naido, la femme aux yeux cousus, dans le bureau du Shérif. Or, cette femme est issue d’un monde parallèle, un monde… de rêve ? Le visage de Cooper se fige alors en surimpression sur toute la scène. Tous ces échanges drôles, touchants, sont vus avec distance par un autre Cooper, translucide, flottant sur l’image.

Par cette simple idée visuelle, une superposition qui dédouble Cooper, Lynch créé une angoisse qui nous ronge : et si tout cela n’était qu’un rêve ? Pourtant, Cooper, celui présent dans le bureau, optimiste et déterminé, annonce qu’il va « changer les choses », car le « passé dicte le futur ».

Alors que Cooper semble s’apprêter à partir, Naido s’agite, et lui tend la main. Comme à travers une paroi, ils se contemplent. Alors, le visage de Naido se transforme, et la Loge réapparaît. Apparaît Diane, toujours jouée par Laura Dern, mais cette fois dotée d’une perruque rouge. Dans le bureau du Shérif, Naido s’est transformée en Diane, et Dale et lui s’embrassent. Au mur, l’horloge semble bloquée, la grande aiguille faisant du surplace, sur 2H52 (on se rappelle de 2H53, le rendez-vous donné par le Major Briggs ce 2 octobre, dans la forêt…).

C’est alors que le Cooper en surimpression prononce la phrase de Phillip Jeffries : « Nous vivons à l’intérieur d’un rêve ». La dernière syllabe se transforme en note inquiétante et planante. L’autre Cooper, présent dans le bureau, fait une promesse qui semble impossible : « j’espère tous vous revoir bientôt ».

Mais soudain, la lumière disparaît, comme lors d’une éclipse, et Gordon et Cooper ont juste le temps de s’appeler une dernière fois : « Gordon ? » « Coop ! ». Ne reste plus que le visage en gros plan de Cooper, celui qui était en surimpression, celui qui a dit « nous vivons dans un rêve »…  C’est donc ce Cooper-ci qui aurait raison ? Le combat victorieux de Freddie et Bob serait trop surréaliste et héroïque pour être vrai ? Toutes les inquiétantes impressions de rêve contaminant la réalité, depuis plusieurs épisodes, trouve ici sa conclusion logique. Il est temps de se réveiller.

Le visage de Cooper, perdu dans le néant en gros plan, laisse place à l’image, au ralenti, de trois protagonistes qui réapparaissent, ailleurs : Cooper, Gordon et Diane. Mais Cooper, cette fois, à de nouveau son épingle du FBI au revers de sa veste… Une autre réalité ?

Le trio avance dans le noir, dans ce qui se révèle être les sous-sols du Great Northern. Le fameux bourdonnement est à nouveau présent. Et, armé de sa clef de chambre, Cooper ouvre une porte… Or, que fait sa chambre dans les sous-sols, désormais ? Cooper fait ses adieux, et, avant de franchir la porte, s’adresse à Diane : « on se voit au lever du rideau ». Cette dernière phrase avant de disparaître derrière la porte poursuit le jeu de rappels méta-filmiques, lancés plusieurs fois dans cette nouvelle saison – principalement à travers Gordon/Lynch, mais aussi l’usage du film Sunset Blvd. dans une scène clef, ou bien encore Monica Bellucci dans son propre rôle venant dire à Lynch qu’il vit dans un rêve…

Cooper franchit la porte et retrouve le Manchot récitant son poème « the magician longs to see, fire walk with me… ». Or, dans la version longue du pilote de la saison 1 (si le pilote n’avait jamais donné lieu à la série), c’était dans les sous-sols du Great Northern que Cooper voyait le Manchot pour la première fois réciter ce poème, avant d’être téléporté dans la loge 25 ans plus tard – finalement, ces scènes seront remontées sous forme de rêve dans l’épisode 3 de la saison 1.

A coups de flashs éléctriques, Cooper et le Manchot disparaissent pour se retrouver dans les couloirs sombres du Convenience Store. Ils avancent côte à côte, et grimpent l’escalier. Là apparaît en flash le « Jumping Man », l’homme au masque à nez pointu apparu dans Fire walk with me, toujours un mystère pour nombre de fans de la série. Cooper et le Manchot poursuivent leur chemin, vers l’hôtel de cauchemar où se cache Phillip Jeffries sous forme de machine (sorte de théière géante). Jeffries délivre quelques derniers indices à Cooper : « le temps est glissant ici ». Il délivre un symbole, celui de la bague, qui se transforme : d’une forme de hibou, il prend celle d’un 8, doté d’un point noir. Comme un signe de l’infini… Cooper peut désormais « y entrer… ». Où ? Dans l’espace-temps du « 23 février 1989 », la dernière nuit de Laura… Alors, le Manchot prononce « electricity » !

Soudain, le ventilateur, image obsédante de la maison des Palmer, apparaît… Le film devient en noir et blanc. Le spectateur est parcouru de frisson, quand il retrouve des images de Fire walk with me, remontées en noir et blanc. Leland regarde à sa fenêtre Laura partir sur la moto de James… Ils échangent dans les bois. Là, le Cooper d’aujourd’hui apparaît, à plusieurs mètres de distance, et observe la scène. Magie du montage et des effets spéciaux, qui vient redonner 25 ans plus tard un nouveau sens à une scène marquante. Laura, comme folle, regardait dans les bois et hurlait… Désormais, il semble qu’elle hurle en voyant la silhouette de Cooper. De même, quand Laura prononce la phrase « ta Laura a disparue, c’est juste moi maintenant », l’on pressent que le choix de cette séquence recèle des indices très importants.

Laura quitte alors James, s’engouffre dans les bois. James part. Jacques Renault, Leo Johnson, Ronnette, réapparaissent. Ils attendent Laura… mais elle ne vient pas. Et là, la magie commence. Commence une des séquences les plus sublimes de l’histoire du cinéma. Le thème de Laura, présent dans cette scène de Fire walk with me, était absent jusqu’à présent. Il ne réapparaît que plus tard, lorsque Laura, s’arrêtant dans les bois, voit Cooper. Le Cooper d’aujourd’hui. Par un miracle cinématographique, David Lynch change le cours de l’histoire. Le thème de Laura rejaillit, comme nos larmes, tandis que la jeune Laura reconnaît l’homme vue dans ses rêves. Laura prend la main de Dale.

Le 24 février, date de la découverte du cadavre : nous revoyons les images d’introduction de la série, ce pilote ci culte. Le cadavre de Laura disparaît…

Dans la forêt, la couleur revient. « Where are we going ? » demande l’adolescente. « We’re going home » répond Dale. Et Laura suit Dale, tandis que le thème d’Angelo Badalamenti monte dans les aigus, et que la caméra remonte vers la cime des arbres. Une séquence magistrale, om il est impossible de retenir ses larmes.

Nous retrouvons encore une fois l’introduction du pilote : Pete (Jack Nance, grand ami de Lynch mort trop tôt) est lui aussi réincarné, tout comme Josie et Catherine. Pete, qui « va pêcher », ne s’arrête pas : car il n’y a pas de cadavre sur la plage. Une dernière image nous montre Pete profitant de sa partie de pêche…

Lynch et Frost ont produit un miracle, l’une des plus belles scènes de tous les temps, amenée après deux saisons et un film mythique, et une troisième saison vingt-cinq ans après.

Or, l’épisode n’est pas terminé, et il reste l’épisode 18, véritable final. Sur quoi cette scène de réincarnation va-t-elle déboucher ? Proche de Vertigo d’Hitchcock, où Madeleine réapparaissait dans une lumière verte, cette scène s’inspire elle aussi du mythe éternel d’Orphée et Eurydice. Et, comme Vertigo, Lynch et Frost choisissent d’être fidèles au mythe.

A Twin Peaks, des hurlements déments rugissent, et Sarah brise la photo de sa fille. Est-elle Judy, l’esprit du mal ? A-t-elle toujours souhaité la mort de son enfant ?

De retour dans la forêt, Cooper tient toujours la Laura de 17 ans par la main – par un effet spécial saisissant, incompréhensible. Mais, soudain, la caméra isole Cooper, et le son du gramophone (entendu dans la première scène de The Return avec le Géant) retentit. Laura a disparue, et son cri retentit dans la nuit, dans la forêt. Le même hurlement poussé dans l’épisode 2 de cette saison, dans la loge. Des rideaux rouges apparaissent, ceux du Roadhouse : Julee Cruise, la chanteuse mythique des saisons originales, chante The World Spins. Chanson bouleversante qui dit « non, ne t’en va pas, revient par ici et reste pour toujours ».

Cet avant-dernier épisode nous laisse sur cette musique emblématique, totalement pantois. Nous sommes passés par toutes les émotions, et avons vu une série de scènes qui nous semblaient totalement impossibles : Mister C. et Cooper réunis dans la même pièce, Bob vaincu, Cooper à Twin Peaks entouré de sa « famille » de cœur, et Laura réincarnée par un Cooper venu du futur pour la sauver…

Un miracle cinématographique, même si, au sein du récit de Twin Peaks, ce miracle risque de n’être qu’une illusion.

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18. WHAT IS YOUR NAME ?

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Scénario : Mark Frost et David Lynch

Réalisation : David Lynch

Résumé :

Mister C. brûle dans la Loge. Un nouveau Dougie-Dale rentre au foyer et retrouve sa tendre famille. Dale et Diane, eux, se retrouvent à Glastonbury Grove. Dans un désert, à 430 miles de Twin Peaks, ils franchissent une frontière invisible qui les transporte du jour à la nuit. Dans un motel, ils font l’amour froidement, et Cooper se révèle avec un mot d’adieux d’une certaine Linda qui l’appelle Richard. Cooper découvre qu’il est à Odessa, Texas, où il rencontrera finalement un avatar de Laura Palmer du nom de Carrie Page. Elle se décide à le suivre, pour retourner à Twin Peaks, une ville qu’elle semble ne pas connaître…

Critique :

Retour dans la Loge pour la dernière heure du final. Mister C. brûle sous nos yeux. Le manchot, quant à lui, répète « electricity », en mélangeant une mèche de cheveux de Cooper avec la « graine », bille d’or aperçue plusieurs fois cette saison. De cet acte magique apparaît un nouveau Cooper, qui ne reconnaît pas les lieux, et doté d’un grand sourire. Cut : à Las Vegas, un Cooper (est-ce bien le même, celui créé par le manchot ? Le montage semble nous le faire croire, mais le montage de cette saison subit les mystères du temps bien souvent. Ce « Cooper-ci » réapparaît chez les Jones. Serré par son épouse Janey-E et son fils Sonny-Jim, il ne dit qu’un mot, ému : « Home ! », tandis que résonnent la musique émouvante d’Angelo Badalamenti. La scène est ultra-rapide, et pourtant bouleversante. Peut-être le vrai happy-end de ce final. Et si nous assistions à toutes les vies possibles pour Cooper ? Et si ce final n’était qu’une suite de fins, arrivées dans des réalités différentes ? Ce choix-ci serait le plus beau, de revenir à une famille qui l’aime et qu’il aime, adoptant la simplicité et l’humanité de Dougie pour toujours. Une morale qui irait avec la passion que voue Lynch à la méditation : Dougie vit au présent, là où Cooper ira se perdre dans les affres du passé et du futur. C’est cet impossible retour au temps présent qui est peut-être le sujet premier du Retour à Twin Peaks.

Mais, aussitôt, nous retournons dans les bois, où Cooper perd Laura à nouveau. Alors, Cooper se retrouve, sans transition, dans la Loge. Y était-il depuis tout ce temps ? Est-ce son nouveau double, par un tour de passe-passe du montage ? Les possibilités d’interprétations donnent le vertige…

D’autant plus que nous revivons les scènes de l’épisode 2. Le Manchot redit à Cooper « Is it Future or Is it Past ? ». Seulement, les évènements se déroulent légèrement différemment. Laura ne réapparaît pas tout de suite. D’abord, Cooper va voir « The Evolution of The Arm », qui lui demande « est-ce l’histoire de la fille qui vit au bout du chemin ? », phrase prononcée par Audrey à Charlie plus tôt dans la saison. Oui, est-ce l’histoire d’Audrey, finalement, coincée dans sa folie ? Quel rôle joue Audrey dans cette réécriture de l’histoire ? Une phrase qui renvoie aussi à un film des années 70, The Little girl who lives down the lane, autre signe de film dans le film, de réalité dans une autre réalité.

Puis, Laura réapparaît à Cooper, dans les exacts mêmes plans que dans l’épisode 2, et lui prononce à nouveau un secret à l’oreille. Est-ce encore le même secret ? Est-ce celui prononcé dans la saison 1 (« c’est mon père qui m’a tué ? »), ou bien un nouveau, Laura ayant désormais rejoint Cooper en âge ? La conclusion reste la même : elle disparaît dans un hurlement terrible.

Cooper se retrouve alors téléporté face à Leland. Mais leurs postures sont inversées par rapport à l’épisode 2, comme vues dans un miroir. Leland lui redemande de « trouver Laura ». Cette fois, Cooper sort de la Loge, sans difficulté, en ouvrant les rideaux par un geste magique de la main. Comment a-t-il obtenu ce savoir ? Est-ce toujours le même Cooper ? Il retrouve alors Diane, comme convenu, « au lever du rideau », à Glastonbury Grove. C’est la première fois que Cooper sort par là où il est entré, à la fin de la saison 2, dans le monde de la Loge. Or, c’est bien à partir de cette scène du « rendez-vous au lever de rideau » avec Diane qu’un tel lever de rideau a lieu. Toutes nos convictions s’envolent, comme la fin d’un rêve, d’une illusion, pour la suite de l’épisode.

Cette scène renvoie aussi à la scène de l’épisode 2 où Hawk allait à Glastonbury Grove, apparemment sans rien y trouver. Le final vient apporter la conclusion sous forme d’un miroir renvoyé aux premiers épisodes : le cri de Laura, entendu dans l’épisode 2 et l’avant-dernier épisode ; les images de la Loge répétées ; les indices du Géant et du Manchot s’incarnant finalement réellement dans cette conclusion… La structure de miroir fonctionne également entre les deux épisodes finaux, où des éléments sont répétés comme des leitmotivs, et où l’on ne sait où se cache réellement le point final.

A Glastonbury Grove, Diane et Dale se demandent : « est-ce vraiment toi ? ». Impossible de le savoir, malgré la douceur apparente de leurs réponses positives, dites en se frôlant.

Cooper et Diane sont alors en plein désert, au volant d’une vieille voiture, des années 50 : encore et toujours, on doit se demander « is it future or is it past ? ». Ils s’arrêtent dans une zone perdue, entourée de fils électriques. Le compteur indique « 430 » miles, correspondant à l’un des premiers indices du Géant… Diane redemande à Cooper s’il est sûr de lui, car « tout pourrait être différent derrière ». Cooper est sûr de lui, il roule : la voiture franchit une frontière invisible, et Diane et Cooper se retrouve alors en pleine nuit d’un seul coup. Changement de temporalité ? Changement de réalité ? Arrêtés dans un motel, Diane se voit elle-même, un peu plus loin en dehors de la voiture… Et le spectateur, totalement surpris par l’enchaînement de scènes, perdu dans un brouillard immense, ressent un sentiment d’inquiétante étrangeté si cher à Lynch. Rêve et réalité ne font plus qu’un. Impossible de déterminer dans quelle strate nous sommes : rêve, réalité, fantasme, autre dimension, passé, futur ?

Dans l’hôtel, Cooper aussi se métamorphose, il semble être plus sombre. Tout est mouvant, tout glisse d’une réalité à une autre, nous jetant dans une confusion inquiétante. A mi-chemin entre le gentil Cooper et le diabolique Mister C., il exige de Diane qu’ils fassent l’amour. La scène reprend la musique des Platters, des années 50, « My Prayer », entendue dans l’épisode 8 dans la station radio où le spectre de bûcheron tuait le disc-jockey. Sur cette musique désormais synonyme d’horreur, Cooper et Diane font l’amour sans affect. Diane pose ses mains sur le visage de Cooper, dont le regard semble noir comme celui de son double Mister C. Qu’est-il en train de se passer sous nos yeux ? Encore une fois, nous sommes renvoyés au tout premier épisode : la scène de sexe des jeunes amants devant la boîte en verre avait libérée « The Experiment ». Diane et Cooper font-ils l’amour pour traquer cette « chose », qui serait « Judy » ? Ou bien rejouent-ils la scène de viol vécue par Diane ? Dans le cinéma de Lynch, les scènes de sexe sont souvent des traumatismes initiaux et points de départ du cauchemar. A la source de la double vie mentale de Fred, les problèmes sexuels avec Renée dans Lost Highway ; la scène de sexe où Rita repousse Betty dans Mulholland drive ; la tromperie du mari, mais lequel, dans les réalités confuses vécues par Nikki dans Inland Empire ; et bien sûr, les nuits où son père venait attoucher Laura dans Fire walk with me.

Le lendemain, Cooper se réveille avec un mot d’adieux sur sa commode. Mais le mot s’adresse à lui par le prénom « Richard », et est signé par « Linda ». « Richard et Linda », autre indice du Géant dans le premier épisode. Pourtant, Cooper reste Cooper, puisqu’il est surpris par ce prénom. Mais lorsqu’il sort, le motel est différent, tout comme la voiture – c’est une Lincoln noire, celle de Mister C. lors de son accident dans l’épisode 3.

Cooper est dans une ville du Texas, une ville bien réelle, du nom de Odessa. Autre renvoi à la réalité du spectateur, tant ce Retour à Twin Peaks était une « odyssée », reprenant nombre d’étapes du chemin d’Ulysse sous forme onirique. Etonnant aussi, lorsque l’on sait qu’Odessa est connue pour son immense statue de lièvre, en anglais « Jack Rabbit », comme le « Jack Rabbit Palace » mentionné par Garland Briggs à Twin Peaks… Sommes-nous définitivement dans la réalité, enterrant Twin Peaks dans les rêves ? De plus, Cooper n’est plus le même : il est plus sombre, sans charme. Une autre variation jouée à la perfection par Kyle MacLachlan. Est-il en fait le « vrai » Cooper, celui qui possède en lui une part sombre et une part lumineuse ? Les deux Cooper réunis ? Il est vrai que nous l’avons vu réellement sortir de la Loge, à Glastonbury Grove, seulement dans cet épisode.

Cooper trouve alors un bar nommé « At Judy’s », et y entre. Cela pourrait être un signe réinterprété dans le monde du rêve. Là, il prend le contact d’une serveuse absente, non sans régler leur compte à trois cowboys machos. Le thème de la violence faite aux femmes, des femmes traitées comme des objets, fut donc un thème probablement volontaire de cette saison, menant à l’une de ces dernières scènes. Pourtant, Cooper est presque trop violent, trop froid, mettant la vie de nombreux clients en danger sans trop s’en inquiéter. Plus tôt dans la scène, il a bu son café sans aucune réaction. En comparaison, on ne peut s’empêcher de repenser au « Good » Dale Cooper vu dans les épisodes 16 et 17 depuis son réveil du coma : totalement identique à celui des années 90, il satisfaisait notre désir de spectateur, mais semblait en même temps artificiel. Peut-être lors de la surimpression de son visage au commissariat, le « Bon Dale » prenait-il conscience qu’il devait retourner dans la Loge pour retrouver sa vraie nature, faite de bien et de mal ? Une théorie possible, parmi des centaines d’autres, serait d’imaginer que le vrai Dale Cooper était celui des tous premiers épisodes de la saison 1, le pilote et l’épisode 1, plus froid, légèrement cynique, balançant aux locaux qu’il n’aurait aucune surprise de constater que Laura se droguait… Le « Good Dale », purement fait de bonté, serait apparu au terme de l’épisode 3 après son premier passage dans la Loge, lors de son premier rêve avec Laura…

Nous retrouverions donc à Odessa, pour la première fois, le vrai Dale Cooper, celui qui a perdu vingt-cinq ans de sa vie. Et c’est ce Cooper-ci qui retrouvera Laura, dans une maisonnette, elle aussi ayant pris de l’âge, à la fois Laura et une autre, du nom de Carrie Page. On comprend pourquoi, peut-être, Laura était réapparue dans la Loge avec une coupe de cheveux différente – celle d’une Laura qui a continué à vivre, dans une autre réalité, et a vieilli. Cooper en était surpris, répétant que « Laura était morte ». Laura, elle, ou son double (Carrie Page ?), disait qu’elle était morte mais que pourtant elle vivait (« I am dead, yet I live »), et avoir « la sensation » de connaître Laura mais que « parfois ses bras se croisent dans son dos » (« I feel like I know her, but sometimes my arms bend back ») phrase culte de la saison 1 prenant tout son sens désormais.

Moment abyssal, donc, quand Cooper voit Laura lui ouvrir la porte mais ne pas le reconnaître. Elle-même ne connaît pas ce nom, « Laura Palmer ». Pourtant, elle réagit au nom de Leland et Sarah. En entendant les prénoms de ses parents, Carrie reprend la voix aigue de l’adolescente Laura et son tremblement fragile.

Elle décide alors de suivre Cooper, cet inconnu à sa porte qui veut la ramener à Twin Peaks. Dans ce moment sombre et prenant, Lynch et Frost se permettent un peu d’humour : « Washington… D.C ? – No, Washington State ! ». Affolée, Laura/Carrie court alors chercher des vêtements chauds. Tandis que, dans le salon, Cooper découvre un cadavre. Si Laura a été sauvée dans cette version de la réalité, elle reste peut-être entachée par la violence de sa jeunesse dont elle semble pourtant avoir tout oublié. Dans le salon, un cheval blanc miniature agit comme le symbole qui pourrait renouer toutes les théories autour de la série, petite babiole pourtant ridicule. Là encore, on hésite entre rire et fascination.

S’ensuit alors de longues scènes de route, à travers la nuit. L’odyssée n’est jamais terminée… Carrie/Laura et Cooper/Richard parcourent ces routes comme dans un rêve : au dehors, rien n’est visible, et leur voiture pourrait aussi bien flotter dans le néant. Une voiture qui semble les suivre donne un sentiment de malaise. Quand la voiture les dépasse et disparaît, ils se retrouvent dans le noir complet… La bande sonore, toujours géniale, alterne différentes notes d’un son aigu, comme un souffle mystique, créant une incroyable tension lors de cet instant. Lors de ce parcours en voiture, Laura est au bord de l’endormissement, et parle dans un demi-sommeil, des propos étranges. Est-ce elle, la « rêveuse qui rêve qu’elle rêve ? ». Où est-ce Dale ? Dans l’épisode 17, il fermait les yeux face à la machine-Jeffries pour être transporté dans le passé. Dale et Laura font-ils un rêve en commun, comme par le passé ?

La voiture pénètre enfin dans la ville de Twin Peaks. Tout est vide, désolé, lumières éteintes au Double R. Le restaurant ne possède plus sa bannière moderne « Double R To Go » (pour les plats à emporter) : signe que nous sommes dans une autre réalité, un autre Twin Peaks, que celui vu dans la saison 3. Un Twin Peaks du passé, ou du futur ? La question est cruciale, cette fameuse question posée dès l’épisode 2 par le Manchot (« is it future or is it past ? », également prononcée dans les « Missing Pieces » de Fire walk with me).

Laura/Carrie ne reconnaît rien, pas même sa propre maison. Cooper frappe, et ce n’est pas Sarah qui ouvre. Cooper, lui, se présente pourtant bien comme l’Agent Cooper et non comme Richard… Mais, la propriétaire de la maison, elle, n’a jamais entendue parler de « Sarah Palmer ». La précédente propriétaire s’appelait Chalfond. Quand à elle, son nom est Alice Tremond. Deux noms qui font froid dans le dos, lorsque l’on connaît bien la mythologie de la série : il s’agit des deux noms donnés à la grand-mère et son petit-fils magicien, dans les premières saisons et dans Fire Walk with me. On se souvient également de cette même grand-mère, transformée en une sexagénaire teinte en roux, dans la saison 2 lors que Dale et Donna venaient enquêter suite à la mort de Harold Smith. Cette autre Mrs Tremond leur donnait une lettre d’Harold, contenant une page manquante du journal de Laura… Dernier détail troublant, vertigineux : l’interprète de cette nouvelle propriétaire de la maison des Palmer est en fait la véritable propriétaire de la maison ! Quand au prénom, « Alice », il renvoie bien sûr à Alice au pays des merveilles. La présence du mari, dont on n’entend que le son de la voix, continu de nous troubler.

Cooper et Laura, désorientés, redescendent dans la rue. Le nom de Tremond fera-t-il retrouver sa mémoire à Laura ? Le thème de l’amnésie et du retour du passé sont eux aussi au cœur de cette saison. Dans Fire walk with me, c’est la veille Mrs Tremond qui lui avait donné un tableau, à accrocher sur le mur de sa chambre : « ce tableau fera bien sur le mur de votre chambre ». Cette phrase était dite comme si elle connaissait les lieux… Etait-elle donc la précédente habitante de la maison ? Avons-nous vu la jeune Mrs Tremond à l’instant même, future grand-mère de la série et de Fire walk with me ? Avons-nous vu aussi « Judy », la maléfique créature ? Judy serait alors l’avatar féminin de Bob, possédant Sarah comme Bob a possédé Leland, tous deux veillant à détruire Laura – une créature positive, née de la lumière du Fireman comme vu dans l’épisode 8.

Cooper, quant à lui, désemparé, regarde le trottoir, se penche étrangement, et prononce ces derniers mots « en quelle année sommes-nous ? ». Laura, alors, change d’expression. Dans la maison, elle entend, ou croit entendre, sa mère l’appeler. C’est l’appel poussé par Sarah dans le pilote de la saison 1, ralenti, lorsqu’elle allait la réveiller : « Laura ! »

Carrie/Laura pousse un cri déchirant – encore un. Dans la maison, la lumière semble exploser, dans un flash, avant d’être plongée dans le noir… fin. Sur le générique, nous revoyons Laura chuchoter à l’oreille de Dale, comme coincés dans l’éternité, sur un dernier morceau d’Angelo Badalamenti intitulé Dark Space Low particulièrement sombre et triste.

Une chose est certaine : dans ce cri final, Carrie est redevenue Laura. Transformation de Dale en Richard, puis de Richard en Dale, de Laura en Carrie, puis de Carrie en Laura ; passage du passé au futur, du futur au passé, du rêve au réel et du réel au rêve… ces passages sont invisibles, avec pour seule frontière un lieu dans le désert entouré de câbles électriques. Lynch propose un final en métamorphose permanente. Des métamorphoses physiques, comme celle de Naido en Diane, tout comme celle de Bob en Leland dans le passé. Double et à la fois unique, chaque personnage l’est : « One and the same », l’une des phrases de la Loge à la fin de la saison 2. Lynch, n’oublions pas, est fasciné par La Métamorphose de Kafka, dont il a tiré un scénario jamais tourné. Et le portrait de Kafka, lui, trône cette saison dans le bureau de Gordon Cole incarné par le cinéaste.

Ces dernières images de la maison des Palmer similaire et différente, d’un Cooper et d’une Laura plus tout à fait eux-mêmes, sont choquantes, terrifiantes, et terriblement tristes. Elles hantent le spectateur longtemps après sa vision. David Lynch et Mark Frost créent ainsi un final nous laissant sur une question immense, cosmique, où nous sommes perdus comme Cooper et Laura dans les affres du temps.  Que se passe-t-il après ces images ?

Le spectateur est laissé avec une multitude de questions, et pourtant ce Retour fait sens. Les épisodes 17 et 18 procèdent par une multitude de fins, toutes valables. La première fin serait celle montrant Dale ayant terrassé Mister C., retrouvant Diane et nombre de ses anciens acolytes dans le bureau du Shérif. Dans cette scène, Diane dit « se rappeler de tout », ce qui pourrait indiquer qu’elle est revenue de la faille temporelle qui va suivre.

Deuxième fin, celle où Cooper sauve Laura à la fin de l’épisode 17, dans la forêt, et où la série n’a jamais eu lieue – alors, Cooper ne viendrait jamais à Twin Peaks pour enquêter.

Troisième fin, celle où Cooper sort de la Loge à Glastonbury Grove et retrouve Diane. Ces retrouvailles se déroulent-elles avant la saison 3, avant tout ce que nous avons vu, mais dans une autre réalité ? Ou bien après ce qui va suivre, après les scènes avec Carrie/Laura ? Diane et Dale vont-ils en fait retourner au bureau du Shérif après cette réunion dans la forêt ?

Bien sûr, la vraie fin peut être aussi celle que nous voyons, Dale et Laura dans une réalité qu’ils ne comprennent pas. Est-ce notre monde, celui du spectateur, dans lequel la vraie propriétaire de la maison l’incarne dans la série ? Et dans lequel Laura vit dans une « vraie » ville, Odessa ?

La fin est aussi peut-être située dans le noir qui succède au cri, avant le générique. L’appel de Sarah correspond, peut-être, au réveil de Laura, et son cri à la découverte de la vérité : grâce à Cooper, par les rêves, elle a compris qui était « Bob » et se réveille en hurlant. Peut-être, ainsi, réussira-t-elle à fuir son domicile familial, et finira-t-elle en Carrie Page… Mais alors, est-elle piégée dans une boucle sans fin, vouée à revenir ici dans vingt-cinq ans ?

Ces mystères se cristallisent tous en une image, celle du générique final, celle de Laura chuchotant des mots à l’oreille de Cooper, des mots que l’on ne peut entendre.

Impossible de trancher, au terme de cette saison, ce qui est rêve et ce qui est réalité. Lynch revient à ce qu’il aimait tant dans Twin Peaks, et ce qu’il aurait voulu faire durer éternellement : un mystère profond, où l’on ne pouvait trancher entre la réalité d’un meurtrier de notre et celle d’une créature paranormale, Bob. Les réalités se superposent et se valent toutes, comme le Convenience store qui est tout autant une forêt, en superposition. Tout comme le monde mental de Henry dans Eraserhead était aussi une planète, physique, tangible, vue en superposition, en introduction du premier film de David Lynch.

Le cinéaste parvient plus que jamais, au terme de Twin Peaks : The Return, à donner une réalité physique aux rêves, tangible. Nous « vivons dans un rêve », c’est-à-dire dans une couche de réalité que d’autres personnes, dans une autre réalité, n’effleureront que dans leur sommeil. Mais par un apprentissage mystique, et par la magie du cinéma, nos personnages peuvent passer d’un monde-rêve à un autre. A leurs risques et périls. Au risque d’être piégé dans une boucle sans fin. Le temps vécu comme une boucle rappelle le Bouddhisme, et les écrits de sagesse orientale si souvent cités, par clins d’œil et dialogues, depuis le tout début de Twin Peaks, étaient en fait les indices d’une plus grande réalité révélée, vécue, dans ce final majestueux et fascinant. Un final qui nous laisse avec autant de possibilités de l’interpréter que d’interpréter le monde. C’est dans cette impossibilité de trancher que se niche le génie de Twin Peaks, comme lorsque Albert, Dale, Harry Truman et le Major Briggs, dans un épisode de la saison 2, ne pouvaient mettre de mots sur ce qu’était Bob en vérité. Cette indécision fait tout le mystère du cinéma de David Lynch qui, grâce à son compagnon de route Mark Frost, livre ici l’un des chefs d’œuvre du 7ème art et de la série télévisée – car là aussi, on ne peut plus faire le discernement. 

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Toucher le fond… (Broken - Part 1)