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Hitchcock 40

Collection Alfred Hitchcock

Années 30 - Partie 1

1. Meurtre (Murder) - 1930

2. The skin game - 1931

3. A l'est de Shangai (Rich and strang) - 1932

4. Numéro dix-sept (Number seventeen) - 1932

5. Le chant du Danube (Waltzes from Vienna) - 1934

6. L'homme qui en savait trop (The man who knew too much) - 1934 





 1. MEURTRE
(MURDER)

 

 

En 1930, Sir Alfred travaille pour la firme anglaise BIP et a filmé plusieurs pièces de théâtre. Avec « Enter Sir John » qu’on lui propose, il a entre les mains un roman. S’il ne pouvait se permettre de digressions pour les pièces, il va retenir le fil de l’intrigue, changer le titre (qui devient « Murder ») et disposer de plus de liberté artistique, en particulier pour l’histoire. Les producteurs connaissaient les pièces et s’en souvenaient, mais ne lisaient pas les romans !

 

« Enter Sir John » est co-écrit par Clemence Dane et Helen Simpson. Clemence Dane est un nom de plume qui cache l’actrice Winifred Ashton. Rappelons que le maître tournera l’un des plus beaux (si ce n’est LE plus beau) film de sa carrière « Les Amants du Capricorne », en 1949, en adaptant un roman de Helen Simpson.
Helen Simpson a aussi travaillé sur le scénario de « La Cinquième Colonne » en 1942.

Une actrice amnésique, Diana Baring, est accusée d’avoir tué une femme, Edna Druce, comédienne comme elle, retrouvée dans son appartement et elle est condamnée à mort. Les deux femmes se détestaient.
Un membre du jury, peu convaincu, décide de mener sa propre enquête. Cet homme, Sir John, est une gloire de la scène. Sous la pression des autres jurés, il a accepté de la déclarer coupable, mais sa conscience le travaille.

Tout d’abord, Hitch ne retient que quelques péripéties et fait réécrire complètement l’histoire. Il invente des personnages et une fin qui ne sont pas dans le livre.

 

Sir Alfred venait de tourner « Elstree Calling » qui se passait dans un music hall, comme le roman « Enter Sir John ». Aussi change-t-il de cadre pour se diversifier et l’action de « Murder » se déroulera dans un cirque.
Dans le livre, le vrai coupable s’en sort en s’enfuyant, alors qu’il meurt en se suicidant chez Hitch, et de façon spectaculaire.

Pourquoi faire un film quand on peut en faire deux ? Le producteur John Maxwell de la BIP pensa au marché allemand. Hitch va donc diriger deux versions en même temps : « Murder » avec des acteurs anglais et « Mary » avec des allemands.

Pour la distribution anglaise, il choisit Norah Baring pour Diana Baring et Herbert Marshall pour Sir John. Il refusa pour « Mary » les changements (la « germanisation ») que proposèrent les adaptateurs allemands.

La version allemande devait s’appeler « Sir John Greift ein ! » avant de se transformer en « Mary ». Des anglais parlant allemand tournent les deux versions. Mais le John allemand est un acteur populaire, Alfred Abel, héros de « Métropolis » de Fritz Lang.

Norah Baring est remplacée pour la version germanique par une actrice connue, Olga Tschechowa (« Schloss Vogelod » de Murnau, l’auteur de « Nosferatu le vampire »).

Notons que l’on trouve des anglais parlant allemand dans la version allemande qui ne sont pas dans l’anglaise ! Economie ? Soucis d’employer des anglais plutôt que des allemands ? Charles Landstone, anglais, joue dans « Mary » et pas dans « Murder ».

Sur le tournage, profitant du chaos qui régnait entre anglais et allemands qui ne comprenaient que leur langue natale, Sir Alfred joue de bons tours. Il fait apprendre par cœur à Landstone un message pour Olga, en fait une déclaration à caractère sexuel très osée. Landstone ne maîtrise pas assez l’allemand et Olga reçoit le choc de sa vie. Sir Alfred alors se trahit en pouffant de rire.

Les choses se gâtent par contre entre Hitch et le très guindé Alfred Abel qui n’a le sens de l’humour. Hitch va faire une série de plaisanteries à l’allemand qui provoqueront un grand froid. Ainsi, le comédien anglais a droit, entre les prises, a un fauteuil très luxueux et l’allemand non. Et ainsi de suite.

Abel proteste mais lorsque Hitch lui fait apporter un fauteuil, celui s’effondre dès que l’acteur s’y assied.
En mai, les deux films sont terminés, mais le montage se poursuit pendant l’été.

Certaines choses convenaient à l’Angleterre et pas à l’Allemagne, ainsi une scène où les enfants de la logeuse grimpent sur le lit de Sir John en train de prendre son petit déjeuner. Ce fut prohibé dans la version allemande.
« Mary » fut un bide en Allemagne, tandis que « Murder » ne fut présenté qu’à Londres et pas dans tout le pays, y recevant un succès mitigé.

L’assassin, Fane, est joué par Esme Percy. Dans le film, c’est un homme déguisé en femme. Hitch s’est inspiré pour l’écrire du trapéziste Vander Barbette, qui était tout le temps habillé en femme, et ami de Jean Cocteau qui lui donna un rôle de travesti dans « Le sang des poètes » en l’habillant d’une robe Chanel.

 

Si le film commence bien, avec la scène de la découverte du meurtre, et l’audace (pour l’époque) de montrer un travesti dans une Angleterre victorienne et très stricte, nous déchantons dès les débats du jury. C’est du théâtre filmé, c’est verbeux, ennuyeux à mourir. Jusqu’au moment (27e minute du film) où entre en scène le juré Sir John.

On note alors le contraste évident entre Herbert Marshall, dont le jeu est sobre, nuancé, tout en finesse, et celui des autres comédiens qui sur jouent, cabotinent, en font des tonnes.

Au tiers du métrage, deux comédiens ont tiré leur épingle du jeu : l’ambigü et troublant Esme Percy et Herbert Marshall.

Malheureusement, Herbert Marshall se prend les pieds dans le tapis d’un scénario bancal qui offre la plus grande part aux bavardages. Son personnage, Sir John Menier, commence une enquête laborieuse, répétant à Pierre et à Paul ce que le spectateur sait déjà. Et l’ennui revient. Par exemple, lorsqu’il exprime ses remords, c’est en voix off, devant une glace en se rasant, mais ensuite il répète tout et dans le détail à l’avocat qu’il a appelé. L’éclaircie aura été de courte durée. Nous avons pratiquement tout le débat qui s’est déroulé entre jurés qui est reformulé par Sir John.

 

A noter que Sir John n’est guère viril. Il passe son temps en robe de chambre, sa seule compagnie est son valet Harvey (non crédité).

Le film devient difficile à suivre lorsque Sir Henry engage deux comédiens, Doucie et Ted Markham (Phyllis Konstam et Edward Chapman) et leur raconte à nouveau le procès. On accumule les scènes inutiles. Est-ce pour rallonger le film que Sir Henry, en présence des nouveaux venus, boit son café à la petite cuillère ?

Gordon Druce, le mari de la victime (Miles Mander) est un ivrogne. Lors de la découverte du corps, il était venu chercher sa femme chez Diana Baring, à présent, il a oublié sa mort et vient à nouveau frapper à la porte. Ceci pendant que Sir John accompagné du couple Markham fait une reconstitution sur les lieux du crime.

La bonne de Diana, Miss Mitcham (Marie Wright) dit n’avoir entendu le soir du meurtre que des voix de femmes. Mais John se cache et imite Alice, une amie de la vieille dame. Elle s’y laisse prendre. Or qui a une voix de femme ? Le travesti Handel Fane. Même le moins perspicace des spectateurs a compris, devant ce film démonstratif et bavard, qui était l’assassin.

 

La piste ensuite conduit à la loge de Fane. Nous avons droit à la scène citée plus haut où les enfants envahissent le lit. La mère explique que Fane a giflé un de ses fils car il avait découvert un uniforme dans ses affaires. Et que Fane était en compagnie d’un autre homme, Ion Stewart (Donald Calthrop). 
Ted Markham a retrouvé le briquet de Stewart tâché de sang. L'uniforme, c'est celui d'un policier de théâtre, et Fane a ainsi pu quitter en toute discrétion la scène du crime pris pour un vrai policier.

Diana/Norah Baring, présente au début du film, ne revient qu’à 1h11 du début pour un film qui dure 1h37. Hitch filme la scène de la prison lorsque John Parle à Diana comme à travers un trou de serrure ou un mouchard. 

Le MacGuffin est complètement idiot. L’assassin est un métis et il cache à tout le monde qu’il a du sang noir, c’est la raison pour laquelle Diana, amoureuse de lui, va se laisser envoyer à la mort. Edna Bruce l’avait découvert. Diana révèle que le briquet appartient à Fane, non à Stewart.

Fane a disparu, mais John le retrouve dans un cirque où il est trapéziste. Avec Markham, John s’y rend pour lui proposer un grand rôle, un piège évidemment.

Avec Bennett (S J Warmington), il fait passer une audition au tueur. Sir John prétend avoir écrit une pièce sur l’affaire Baring et donne un rôle à Fane. Celui de l’assassin. Des policiers écoutent.

Sir John retrouve Fane dans sa loge avant son numéro. Lors de celui-ci, il se prend avec une corde provoquant la panique au cirque. Il a laissé une confession dans laquelle il révèle comment et pourquoi il a tué Edna Druce, sur le point de révéler à la femme qu’il aimait qu’il était métis. Le film se termine par une représentation de la pièce au théâtre, jouée par Diana et Sir John.

Le film accumule les incohérences. La première étant l’identité sexuelle du meurtrier. Il est sans amibiguité homo, ce que la dernière du cirque lorsqu’il se maquille en femme, montre de façon appuyée voire outrancière. Comment pouvait-il exister une potentielle histoire d’amour entre lui et Diana, à moins que le secret (il est métis) ne soit pas celui qui est dit au public. Fane est homosexuel, voilà ce que la victime allait révéler à Diana. L’homosexualité étant considérée comme un crime (Oscar Wilde en sut quelque chose), elle est remplacée par le fait d’avoir du sang noir ici.

L’autre gros problème du film est le comportement de Fane, dont Sir Henry dira qu’il est un « pauvre diable ». Pourquoi laisse-t-il la femme qu’il aime être pendue ?

Le film manque véritablement de rythme et aurait gagné à être plus court. Car à rallonger ainsi la sauce, elle devient indigeste.

Hitchcock qui s’est affranchi allègrement du roman ne l’a pas fait du théâtre filmé. Dommage. C’était son douzième film et il avait montré son talent avec le troisième, « The lodger ».

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2. THE SKIN GAME

 

Cas unique : si deux films du maître sont perdus à tout jamais (l’inachevé « Number Thirteen » de 1922 et son deuxième film, « The Mountain eagle » de 1926), « The Skin Game », tourné après « Murder », est un métrage dont il espérait retrouver toutes les bobines pour les détruire !

Hitch avait honte d’avoir tourné cette pièce de théâtre filmé, qui lui fut imposée par contrat par son producteur de la BIP, John Maxwell, sans qu’il eût son mot à dire.

« The Skin game » est la seconde adaptation en dix ans d’une œuvre du fameux romancier John Galsworthy, auteur de « La Dynastie des Forsyte », adaptée en 1967 par la BBC à la télévision avec Nyree Dawn Porter ("Poigne de fer et séduction"), Susan Hampshire (« Paris au mois d’août » avec Aznavour, « Malpertuis »), Kenneth More et Eric Porter (Une saison, 26 épisodes, diffusée en France en 1970-71 en deux parties de treize, et plusieurs fois rediffusée l’après midi sur Antenne 2 dans les années 70). Dans la série, il y a aussi Terence Alexander, qui interprète un mari volage, Montague Dartie, faisant une superbe composition. Alexander a participé plusieurs fois à « Chapeau melon et bottes de cuir ».

Pas commode, Galsworthy ! Il convoque Hitch avec le producteur Leon L Lion dans la demeure de l’auteur, à Bury House. D’emblée, l’écrivain dit mépriser le cinéma parlant, acceptant par contre le muet. Il se comporte en seigneur féodal et irrite au plus haut point le maître. Il interdit que l’on touche une ligne de son texte. Alors qu’ils dînent, Galsworthy dirige la conversation, décide des sujets à aborder, et se permet même de lister à Hitchcock le nom des acteurs qu’il veut dans le film, ce que son contrat ne lui permet pas.

Edmund Gwenn, quit fut retenu pour le rôle principal, avait déjà interprété le même personnage dans la version muette 1921 réalisée par B.E. Doxat-Pratt. Celui de Hornblower.

Sir Alfred se venge sur son actrice principale, Phyllis Konstam, qui joue le rôle de Chloé, après avoir tenté d’engager une autre comédienne, Ursulla Jeans.

Et son attitude anticipe ce qui produira plus tard avec Ingrid Bergman et surtout Tippi Hedren. Hitch raconta qu’un soir, Bergman s’était donnée à lui (le pauvre étant impuissant, on peut douter de la véracité de l’anecdote). A Tippi Hedren, sur le tournage de « Pas de printemps pour Marnie », il fera une proposition indécente. Ici, c’est Phyllis qu’il filme de façon suggestive dans des tenues légères (le summum de l’érotisme à l’époque). Il l’oblige aussi à plonger sa main entre ses deux seins pour y sortir de l’argent, et la caméra filme avec insistance la scène, toutefois dans une semi-obscurité. Il contraint aussi sa vedette dix fois de suite à jouer la scène du suicide, qui consiste à plonger dans un bassin au milieu de nénuphars. De plongeon, nous n'en verrons pas. Seulement une main qui étreint un rideau, le lâche, puis une fenêtre grande ouverte et le corps inanimé que repêche le mari dans une pièce d'eau du jardin.

Inutile de chercher un quelconque suspense dans ce film. Il n’y en a pas. C’est l’histoire de l’opposition entre un homme, un patriarche aristocrate propriétaire terrien qui veut préserver son patrimoine et son environnement, et un industriel « nouveau riche » qui veut détruire l’endroit, par profit, au nom du progrès et de l'argent.

Il y a aussi une femme qui cache son passé trouble en s’étant mariée (Chloé) et deux jeunes gens, les Roméo et Juliette de l’histoire, appartenant chacun à une des familles opposées, Rolf Homblower et Jill Hillcrest.
Le film n’est jamais sorti en France. L’image a été mal conservée malgré une édition DVD.

Pour loger ses ouvriers, l’industriel Homblower (Edmund Green) veut chasser deux fermiers, un vieux couple qui ne tarde pas à se plaindre à Hillcrest (C V France).

Tout cela aboutit à une guerre entre l’industriel et le patriarche Hillcrest qui veut défendre les anciennes valeurs.
Ils vont s’opposer pour la vente d’un terrain . L’industriel parvient à l’acheter. Mais son point faible est sa belle-fille Choé, qui servait jadis d’appât pour compromettre des hommes mariés en état d’adultère. Dawker (Edward Chapman), employé de Hillcrest, découvre ce secret et la fait chanter. Revendre la propriété contre le silence de son maître. Mais l’histoire parvient aux oreilles du mari de Chloé. La jeune femme, désespérée, mettra fin à ses jours. Homblower s’en prend violemment à Dawker puis à son patron Hillcrest. La paix reviendra-t-elle avec la génération montante, c'est-à-dire les amoureux Jill (Jill Esmond) et Rolf (Frank Lawton). Ils figurent d'ailleurs dans la scène finale se tenant par la main, après les longues scènes de lamentation qui suivent la mort de Chloé.

Il faut avouer que Sir Alfred a eu des films plus passionnants à tourner, mais il deviendra furieux à la sortie du film quand « The Skin game » sera présenté comme…un film de John Galsworthy qui n’y connaissait rien en cinéma.

Pas étonnant que Hitch ait voulu détruire toutes les bobines ! En dehors de la scène de la vente aux enchères, il ne pourra guère faire briller sa touche personnelle dans cette œuvre.

Notons quand même les remords de Chloé qui voit les visages de ses anciennes victimes de chantage surgir devant ses yeux, alors qu’elle a un malaise. Un effet de mise en scène qui préfigure ce qu’il fera en cent fois mieux au cours de sa carrière, notamment dans « Vertigo ».

Hitch aimait décidément les scènes de vente aux enchères (« La Mort aux trousses »). Mais il a des effets de caméra malheureux qui ne semblent pas volontaires. Hitch se désintéresse du film, et l’opérateur se trompe lorsque les acteurs font ce qui leur passe par la tête, il cherche alors à recadrer les personnages décalés. C’est du bâclage, de la négligence, et certainement pas un effet de style.

La scène de la vente aux enchères s’éternise, au point de devenir ennuyeuse. Elle dure beaucoup trop longtemps, exactement de la 22e minute à la 35e.

La scène où Dawker s’installe dans la voiture de Homblower préfigure beaucoup le cousin de Rebecca, George Sanders, face à Laurence Olivier dans « Rebecca ».

On essaie un peu de se concentrer sur Chloé, dont l’interprète est la victime du maître. Mais les tenues sulfureuses font rire, nous ne sommes pas dans « Basic instinct » et encore moins dans « Emmanuelle » ! Une simple robe décolletée. La scène où elle sort un billet de ses seins (46e minute) fait sourire aujourd’hui. Comme d’ailleurs la mention « Parental Guidance » sur la jaquette du DVD.

« The Skin game » est une succession de scènes longues et bavardes (la vente aux enchères, le chantage contre Choé, la confession de celle-ci à son beau-père et à sa fille, la peine qui frappe chacun après sa mort).

 

 

On reconnaîtra cependant que Phyllis Konstam joue bien. Chez Galsworthy, les femmes sont souvent des victimes, dépassées par les évènements : Irène violée et Fleur obligée de quitter l'homme qu'elle aime car son père Soames est le violeur d'Irène dans « Les Forsyte », Chloé ici. A l’image de Phyllis, même si le spectacle laisse à désirer, on reconnaîtra tout de même que les comédiens jouent bien. Personne n’a de jeu outrancier, ce qui rendrait la vision atroce. Le film étant déjà plombé par un scénario soporifique.

 

 

 

 

Les scènes entre les tourtereaux Jill et Rolf sont souvent inutiles et servent à meubler pour arriver à 87 minutes.

On ne peut en vouloir à Sir Alfred. Dans cette entreprise, il n’y avait dès le départ rien à sauver.

Un film à voir pour ceux qui veulent vraiment avoir tout vu de Hitchcock, mais dont on peut se dispenser aisément, sachant que s’il n’avait dépendu que de son réalisateur, il n’existerait plus.

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3.  A L'EST DE SHANGAI
(RICH AND STRANGE)

Voilà le film qu’Hitchcock considérait comme le meilleur de sa carrière anglaise. On ne peut qu’être stupéfait quand cette carrière comporte des joyaux (« Les 39 marches », « Une femme disparaît », « La taverne de la Jamaïque », « L’homme qui en savait trop », « The lodger », « Jeune et innocent ») et que « A l’est de Shanghai », inspiré du récit d’un auteur de livres de voyages, Dale Collins, est bien pâle à côté.

Ce film n’est pas un suspense, mais une étude sur la désagrégation du couple, sans doute autobiographique. Pour cela, il faut bien connaître la vie du couple Alma-Alfred. Mais la morne vie conjugale du maître, en comparaison à celle des héros de "A l'est de Shanghai", était cent lieues plus ternes.

Un couple marié, Emily et Fred Hill, reçoit une importante somme d’argent d’un oncle du mari. Lassés de leur vie routinière, le couple s’embarque pour un tour du monde. Ils vont chercher la liberté, chacun, à travers une aventure extra conjugale. Bien chaste en ce qui concerne la femme toutefois. En somme, après la scène du métro du début, on part vers l'exotisme. Mais ce film illustre la fragilité des couples qui se sont choisi sans savoir qu'ils échapperaient à leur destin tout tracé. L'argent soudain semble la liberté, mais elle est bien illusoire.

Tous deux en reviendront. Le mari sera volé par une fausse princesse et vraie escroc, la femme séduite par un commandant d’âge mûr, bien qu’il s’agisse d’une histoire « platonique ». A Colombo, le couple décide d’arrêter les frais et de revenir, mais ils sont victimes d’une tempête. Recueillis sans ménagement par des pirates chinois qui les ramènent à bord de leur jonque, ils auront la vie sauve et le spectateur a le sentiment qu'ils ont pris une bonne leçon et assez méritée.

Malheureusement, la scène de la tempête a été tournée à l'économie (comme tout le film). Donc le script se trouve illustré par un film terne et sans saveur. La BIP n'a pas voulu prendre de risques financiers, mais à miser peu, elle récoltera peu.

Ayant échappé à la mort et regagné Londres, le couple se chamaillera comme avant le départ.

Sur le papier, ce sujet n’a rien d’exaltant. Pour lui donner du piment, Hitch va engager sa première « blonde », Joan Barry dans le rôle d’Emily. Pour le rôle du mari, Sir Alfred s’enthousiasme pour un comédien pourtant superficiel, Henry Kendall. Ce dernier va le décevoir. Et à la sortie du film, Sir Alfred ira jusqu’à le traiter d’homosexuel, ayant sabordé son film. Son manque d’empressement envers sa partenaire est parait-il flagrant à l’écran.

 

 

Plusieurs scènes furent coupées : dans l’une, Emily défiait son mari de nager sous ses cuisses écartées, mais le mari s’exécutant, elle le coinçait sous l’eau. Elle le libère, il revient à la surface, l’accuse de l’avoir presque tué, et elle lui répond : « N’aurait-ce pas été une merveilleuse mort ? ». Il est évident qu'une telle séquence sado masochiste ne pouvait jamais voir le jour en 1931. En 1995, Famke Jansen dans "Goldeneye" offre une mort de ce style à son amant. C'est aussi ce que l'on peut voir de façon plus insidieuse dans "Body of evidence" en 1993 d'Uli Edel avec Madonna et Willem Dafoe, lors de la scène de la "cire brûlante". Hitchcock était décidément très en avance sur son temps.

De santé fragile, Kendall pendant l’été 1931 quitta le tournage, laissant ses partenaires continuer. Victime d’un empoisonnement sanguin, il dut subir plusieurs opérations et d’une longue convalescence.

Lorsqu’il revient, le reste du casting, Joan Barry en tête est parti, pris par d’autres engagements. Hitch doit filmer le comédien seul pour les scènes manquantes.

Pour tourner ce film, le maître espérait un budget confortable, des extérieurs, qui lui furent refusés par John Maxwell pour BIP (British International Pictures). Il dût se contenter de tourner devant des transparences. La seule scène « authentique » censée se dérouler à Suez fut abandonnée, en effet, tournée au bord de la Manche, le comédien Henry Kendall grelottait et cela se voyait à l’écran.

Mais le film souffre d’autres défauts. Lors de la première scène à Paris, les passants sont filmés en accéléré, comme au temps du muet. De même que les danseuses des folies bergères. Hitch s’était rendu avec Alma sa femme à Paris et avait voulu voir un lieu où l’on faisait la « danse du ventre ». On les conduisit…dans un bordel !

A noter une scène franchement hilarante au Moulin Rouge, lorsque le rideau se lève. Emily pense que le rideau s’est levé trop tôt et que les danseuses n’ont pas eu le temps de s’habiller. Le personnage fait preuve d'une candeur étonnante. Voilà une femme assez sexy pour affoler tout mâle aux alentours, mais qui dans le même temps cumule une naïveté assez surprenante. Elle a d'ailleurs épousé un homme somme toute assez commun.

Dans la scène où il rentre chez lui et manie son parapluie, il montre son insignifiance. Le personnage deviendra d'autant plus crédible en se faisant duper par la princesse.

En fait, le film devient passionnant lors de la scène de la tempête et de l’évasion par le hublot du naufrage du paquebot. Mais c’est bien trop tard pour que le spectateur accroche véritablement. On trouve aussi une grande contradiction : le couple se reforme et se soude pendant la tempête, ce qui laisse penser que cette union va repartir sur des bases durables et solides, mais dès leur retour à Londres, hors du danger de la mer et des pirates, Emily et Fred vont à nouveau se dissocier.

Le commandant Gordon (Percy Marmont) présente un potentiel amant improbable pour Emily, elle est tellement jeune et belle, et il est fade et mûr, mais bien trop tranquille pour susciter la passion. A ce titre, l'aventurière fausse princesse que joue Betty Amann est nettement plus convaincante dans sa séduction envers le mari. Mais cette comparaison ne vaut qu'en tant qu'alter-égo de Percy Marmont, et certainement pas de Joan Barry.

On peut comprendre qu’Hitchcock, qui voulait faire un film ambitieux, ait manqué cruellement de moyens. Ensuite, le choix d’Henry Kendall est un désastre. Face à une Joan Barry séduisante en diable, il a un jeu assez épouvantable. On ne l’imagine pas un instant comme mari de la belle Emily.

Le seul atout du film est Joan Barry, au sujet de laquelle Sir Alfred émettait pourtant des doutes sur les capacités de comédienne. Il avait été déçu lorsqu’elle avait doublé Anny Ondra dans la version parlante de « Chantage ». Pourtant, elle est la bonne surprise et se révèle incroyablement sensuelle.

A ce titre, Joan Barry rend l'aventure du mari surprenante, puisqu'il aime une femme infiniment plus jolie que la princesse/aventurière qu'il essaie de séduire.

Ce film médiocre fait perdre la confiance qu’avait la BIP en Hitchcock. La carrière du maître en sera affaiblie. Il a toujours prétendu que son trajet aurait été différent si « A l’est de Shangai » avait été un succès. Mais l’on peut considérer que l’on apprend aussi de ses échecs.

Hitchcock 30 3 4

Le public a oublié ce film, et ce n'est pas une grande injustice. Les autres films de la fin de son époque anglaise à partir de "L'homme qui en savait trop", supportent aujourd'hui nettement mieux la vision.

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4. NUMÉRO DIX-SEPT
(NUMBER SEVENTEEN)

 

En 1931, les relations entre Hitchcock et la BIP sont tendues. Sir Alfred veut se libérer du contrat qui le lie au patron de cette firme, John Maxwell. Il a envie de tourner « London Wall ». Maxwell fait exprès de confier à Thomas Bentley, autre réalisateur sous contrat, le projet que veut Hitch, alors que Bentley voulait faire « Number Seventeen » … dont hérite le maître contre son gré.

Mais une rumeur solide veut que le maître, connaissant le côté prévisible et négatif de Maxwell, ait fait exprès de renâcler à faire "Number Seventeen" pour se voir obliger de le faire, car il en aurait eu envie!

Pour s'affirmer, Hitch décide de détourner le roman de Joseph Farjeon, une intrigue policière, en parodie. Il est aidé en cela par son scénariste, Rodney Ackland.

A l’époque, la British International Pictures a produit trop de films et n’est plus rentable. Il lui faut donc tourner au moindre coût des films à petit budget dit « Quickie ». C'est un peu l'équivalent des films de série B double programme que l'on trouvait en France jusque dans les années 80 (souvent de karaté ou western).

Hitch va se déchaîner sur ce plateau en imaginant des poursuites abracadabrantes, en se servant de modèles réduits miniatures (train, bus, ferry boat). Il doit supporter Leon M Lion, acteur-producteur qui l’avait aidé à rencontrer John Galsworthy pour « The Skin game ». Cet acteur avait joué la pièce « Number seventeen » au théâtre. Sir Alfred, qui déteste l’acteur, va le tourner en ridicule en plaçant sa caméra toujours au désavantage du comédien.

Mais à l'arrivée, Lion obtient quand même un beau rôle comique. Il est de chaque plan du début à la fin, c'est à dire de la vieille maison à la scène finale post catastrophe ferroviaire. Pourtant, Lion en voudra à Hitch et lorsqu'il écrira ses mémoires, il occultera purement et simplement tout ce qui concerne le maître du suspense. La rencontre avec Galsworthy pour "The Skin game" et le film complet "Number 17".

Hitch prend les personnages au premier degré : l’héroïne est stupide ? Elle sera muette puis retrouvera la voix sans explication. Le train sera vu par la fenêtre de la maison, mais passera en dessous. L’un des personnages dit même que le train pour le ferry boat qui permet de quitter l’Angleterre est situé sous la maison. Quant au début, il est filmé dans un escalier, à la lueur de bougies.

On peut comparer cette façon de tourner au « Batman » télévisé de 1966, c'est-à-dire « Camp ». Hitch filme ce polar de façon tellement sérieuse que cela devient du grand guignol et de la parodie.

Fordyce (John Stuart), le héros, qui se révèlera être le détective Barton, découvre un cadavre dans une vieille maison portant le numéro 17. Il rencontre un certain Ben Bolt (Leon M Lion), un vagabond. Une femme tombe du plafond, si si ! C’est Rose (Ann Casson). Elle prétend que le cadavre est son père.

Les personnages ne sont pas ce qu’ils prétendent. Le mort n’est pas le père de Rose, qui est bien vivant. Il y a aussi un autre personnage , un gangster nommé Sheldrake, qui est un imposteur. Il y a le vrai et le faux Sheldrake, et également un célèbre détective, Barton, qui au départ est censé être Henry, l’un des bandits, mais le vrai Barton surviendra. Vous ne comprenez rien ? C’est voulu. Hitchcock a tellement embrouillé son adaptation qu’il ne reste rien du roman de Joseph Farjeon à l’arrivée.

Sur le tournage, c’est aussi la foire. Des propriétaires de chats ont été sollicités pour le tournage. Mais lorsqu’un assistant tire un coup de feu, les chats se sauvent, et pas dans la direction voulue par le réalisateur. Dans le studio, les propriétaires de chats continuent de chercher leur animal pendant que l’on tourne.

Cependant, Hitch reniera ce film, il n’est pas fier de sa farce. Des critiques tenteront de réhabiliter le film en mettant en évidence son talent pour le suspense, mot qui n'existait pas à l'époque, mais que reprendront dans des analyses bien plus tard Truffaut, Donald Spoto ou Eric Rohmer.

Rose montre un télégramme, où il est question d’un bandit, Sheldrake, venant récupérer un collier, et d’un détective, Barton qui ordonne de surveiller la maison numéro 17.

Le huis clos dans la vieille maison du début devient vite irritant. Il ne se passe rien, et lorsqu’il se passe quelque chose, cela n’a aucun sens. Hitchcock gaspille de la pellicule et notre temps. Il se rattrapera cependant avec la fin en forme de poursuite infernale.

Le cadavre a disparu. Le film parodie les œuvres expressionnistes allemandes et les films d’épouvante. Hitch joue sur les ombres qu’il grandit de façon démesurées.

Un couple d’acheteurs arrive à minuit et demi pour visiter le Numéro 17 comme si c’était une heure normale pour visiter une maison. La femme, Nora (Anne Grey) est muette. Elle est accompagnée d’un certain Brant (Donald Calthrop).

Un certain Henry se présente alors, il est le neveu de Brant, qui ne le reconnaît pas. En fait, tous les protagonistes font partie d'un gang de voleurs de bijoux qui veut quitter l'Angleterre, et s'est donné rendez-vous au numéro 17, en portant chacun une petite plaque où est inscrit ce numéro, signe de reconnaissance.

On a le sentiment que les comédiens ne connaissent pas le script dans sa globalité et ont appris uniquement leur personnage. Cela donne un sentiment de confusion totale.

Hitchcock tourne ici en dérision le film policier en poussant chaque situation à l’absurde, en faisant des gros plans sur des visages tourmentés.

 

 

 

Le réalisateur brouille les cartes avec des coups de théâtre qui se succèdent. Le faux Sheldrake, au visage sanguinolent, est en fait le père de Rose. Il la libère ainsi que Fordyce/Barton qui a été ficelé par les bandits.
Les bagarres sont maladroites et décousues. Hitch filme en accéléré les luttes. Lors d’une bagarre, l’horripilant Leon M Lion alias Ben le vagabond assomme le père de Rose (le faux Sheldrake) au lieu du vrai. Les jeunes gens à peine libérés se retrouvent avec des nœuds au poignet. C’est alors que la sourde-muette Nora se met à parler au couple : « Je reviens ».

« C’est comme au cinéma » dira Rose, dédramatisant l’histoire et montrant que tout cela n’est pas sérieux. Hitch va explorer pendant cette farce des pistes qu’il reprendra ensuite. Barton tombe dans le vide, et l’on pense à « Vertigo ». Quand aux scènes de train (en maquettes), certains y ont vu « La mort aux trousses » avant l’heure.

Mais les critiques qui voient dans le collier caché dans la chasse des WC une allusion à la douche de « Psychose » vont tout de même un peu loin.

 

 

 

43 minutes (sur 1h01) ont passé quand nous quittons la maison ! Mais Hitch, sans moyens et avec des maquettes, va nous donner notre dose de frissons au-delà de ce que les 43 premières minutes pouvaient nous laisser espérer.

La comédie loufoque continue. Ben a réussi à monter dans le train. Il a volé le collier qu’un bandit a récupéré dans la chasse des WC, et dans le wagon plateforme où il se trouve, il est entouré, à sa grande joie, par des caisses de Whisky !

Barton menace un chauffeur de bus avec une arme pour rattraper le train, secouant les passagers. 
Le collier ne cesse d’être volé et repris et fait l’objet d’une poursuite. On est davantage chez Benny Hill ou Laurel et Hardy que chez Hitchcock.

Dans la scène finale, les bandits tuent l’un des chauffeurs de la locomotive et l’autre s’assomme. Le train lancé à toute vitesse devient une machine folle, mais le bus parvient malgré tout à le rattraper.

Le MacGuffin du film, c’est un collier de diamants. C’est le prétexte à une histoire complètement absurde.
Après la catastrophe, Sheldrake (qui se nomme en réalité Doil) tente de se faire passer pour Barton, mais il est confronté au vrai inspecteur Barton, alias Fordyce (John Stuart) qui le démasque.

Mais rien de sérieux ou de dramatique dans cet épilogue. Les comédiens sourient au lieu de prendre une attitude de circonstance, en fait c’est un peu comme si le rideau s’était levé et que les acteurs disent au public, comme l’a dit Rose : « C’est comme au cinéma ».

Malgré un script loufoque, on donnera deux melons au maître pour la scène finale, faite avec des bouts de ficelle, qui pour l’époque, relève du prodige. Comme cadeau de mariage, Ben offre à Nora (sauvée de la noyade par l’inspecteur) et au dit Barton…le collier de diamants.

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5. LE CHANT DU DANUBE
(WALTZES FROM VIENNA)

 


Ce film raconte la rivalité entre Johann Strauss père et fils. Ce thème a souvent été abordé, notamment par le feuilleton anglais « La Légende des Strauss » (1972) de David Giles et David Reid, programmé en France sur la première chaîne ORTF début 1974, et dans lequel jouaient Jane Seymour (Dr Quinn femme médecin), Stuart Wilson et Christopher Benjamin (ce dernier vu dans « Chapeau melon et bottes de cuir »).

Hitchcock, libéré de son contrat avec la BIP, et mécontent de l’insuccès de « A l’est de Shanghai » et « Numéro 17 », se vit offrir par un mécène, Tom Arnold, qui avait de l’argent à investir, la mise en scène du « Chant du Danube », adapté d’une comédie musicale et déjà réalisée pour le cinéma en Allemagne. A l'époque, il devait encore un film à la firme BIP, "Lord Cambers et ses femmes". Il ne le fera pas, étant saturé des pièces de théâtre filmées, et se déchargera du travail sur l'un de ses assistants.

Sir Alfred détestait les films dans lesquels les chansons ou musiques s’intercalaient entre deux scènes dans l’histoire, mais ici, il ne s’agit pas de cela.

En effet, on nous conte la naissance de la carrière de compositeur de valse de Johann Strauss fils (Edmond Knight). Son père s’opposait à ce qu’il suive ses traces. Le père, c’est le fameux compositeur de « La Marche de Radetsky » que l’on entend souvent dans la série « Le Prisonnier ».

Après avoir accepté de tourner le film, Sir Alfred réalisa qu'il s'ennuyait et avait fait une erreur. Il ne vivait que pour faire des suspenses. Il se conduisit comme un jeune prétentieux. C’est de ce film que vient sa réputation « les acteurs, c’est du bétail ». Hitch, donc ne veut réaliser que des thrillers, et pendant le film, planche sur « L’homme qui en savait trop ». Il se heurte très vite à l’actrice principale, la jolie Jessie Matthews, qui lui en voudra beaucoup. En réalité, Hitch confond comédie musicale et opérette. Il se venge de façon puérile sur cette jeune comédienne en coupant ses scènes, en raccourcissant son temps à l'écran. Il juge son jeu désastreux, et des pans entiers du script (scènes où elle apparaît) passent à la trappe. Hitch ne supporte pas non plus que Jessie Matthews ait un salaire supérieur au sien!

 

Il n’hésite pas non plus à malmener Edmond Knight et même Edmund Green, qui incarne Strauss père.
Ses plaisanteries cruelles ne font rire que lui. Hitch convoque en pleine nuit Knight … alors que le plateau de tournage est vide. Il est abject avec Jessie Matthews. Elle lui demande un conseil pour une scène, il lui répond qu’elle n’a qu’à penser à la braguette de son partenaire et à ce qu’il y a dedans. A Knight, qui dans une scène porte sur sa tête un plat de gâteaux, il fait surcharger le poids du plat. Si le réalisateur est un génie, l’homme se révélait parfois décevant.

Sir Alfred réussit un film dont il n’est pas fier, mais qui connaîtra le succès. Ne vaut-il pas mieux réussir un bon film tout court qu’un mauvais suspense ?

C’est son premier film en costumes. Il déteste cela, pourtant il tournera plus tard « Les Amants du Capricorne » qui est aussi, à la fois une histoire d’amour et un film en costumes, et tout sauf un thriller.

Hitch modifie la fin de la pièce. Razi (Jessie Matthews) connaîtra le bonheur avec celui à qui elle avait posé l’ultimatum de choisir entre la musique et la pâtisserie familiale. Dans la comédie musicale, Razi quittait Strauss à qui elle ne pardonnait pas d’avoir préféré la vie d’artiste à la situation confortable consistant à succéder le jour venu à son père à la tête d’un florissant commerce.

Et la fin du film, qui se voulait triste (Strauss signe un autographe à une admiratrice « Johann Strauss senior ») peut être vue comme le signe que le père reconnaît enfin le talent du fils. Dans la comédie musicale, c'était un désaveu du public : son heure était passée.

Il ne faut pas chercher dans ce film de réalité historique. Le fils Strauss a composé « Le Beau Danube bleu » vingt ans après la mort de son géniteur. Ici, c’est son unique composition, mais quelle composition ! Par contre, l’affrontement entre père et fils est réel. Le paternel veut un fils banquier ou fonctionnaire. Il n'admet pas que son rejeton lui fasse de l'ombre, et même devant le triomphe que fera la foule au Beau Danube, provoquera un scandale en public.

Malgré Hitchcock, les comédiens sont excellents. Jessie Matthews est adorable en jeune femme plein de caractère, petite amie de Shani (Surnom de Strauss fils). On ne s’attend pas à voir jouer le jeune compositeur par un boxeur, aussi Edmond Knight a la tête de l’emploi. Un jeune premier assez "minet".

Le père, plus magistral, indigné de se voir voler son succès, est interprété par un Edmund Green convaincant. On doit par contre supporter un personnage assez ridicule, le prince Gustav (Frank Vosper) qui a des prétentions de poésie, et s’est fait refouler par le père Strauss en voulant faire mettre en musique son poème. Il est aussi le supposé cocu de la farce, bien que son épouse, la comtesse Helga (Fay Compton), si elle a des vues sur le jeune homme, se contentera de l’aider.

La ficelle est un peu grosse, car l'on se doute bien que la femme cougar avant l'heure n'a pas dû se gêner (Fay Compton est encore pleine de charme). Mais Strauss fils est un saint, fidèle à sa vierge fiancée. Notons que la virginité sexuelle du jeune homme est abordée par la comtesse vers la fin du film, ce qui est assez inhabituel pour l'époque et ce genre de film.

Le film ne dure que 1h16, et la version française est victime de nombreuses coupes (des dialogues qui nous sont restitués en VOST dans le DVD).

Le meilleur moment du film est celui où Strauss fils cherche ses notes, sa valse, n’y arrive pas d’un coup, et dans la pâtisserie du père de Rasi, en voyant les ouvriers travailler, trouve enfin son thème. Le père de Rasi ne comprend pas, car un jour Franz Schubert a visité sa pâtisserie, et s’intéressait aux gâteaux, oubliant pour un temps la musique. Il ne saisit pas une nuance importante: Schubert était déjà célèbre que tandis que celui à qui il parle est un compositeur est en pleine création, sa première musique.

 

 

La vraie vedette du film, c’est bien sûr la valse « Le Beau Danube bleu » que Strauss réussira à jouer devant un public qui attend son père (en retard), et avec l’aide de la comtesse Helga. C’est le triomphe pour le jeune homme, mais le père survenant sur les lieux ne décolère pas. Trop tard, en une seule écoute, les gens ont retenu la valse sur laquelle un couple puis deux trois dix ont dansé. C’est un peu le moment de suspense du film, car le public est furieux du retard du père et s’apprête à partir. Lorsqu’il commence à jouer, l’auditoire est de marbre, mais avec, si l’on peut utiliser l’expression, avec un tel « tube », le fils Strauss conquiert son public, reléguant le père à celui de Johann Strauss sénior.

Bien entendu, quelques scènes de piano, des répétitions avec la comtesse, la jalousie de Rasi, ne servent qu’à meubler, mais ce film sans prétention est agréable à regarder, à l’inverse de « Murder » et « The Skin game ». L’histoire est un éternel recommencement, et l’on peut imaginer, à une autre époque, le King Elvis Presley chantant pour la première fois devant son futur imprésario de chez Sun Records, et que cela fasse l'objet d'un film.

Parce qu’il traite d’une musique qui a traversé le temps, « Le Chant du Danube » a bien vieilli. A l’inverse des opérettes de Francis Lopez avec Luis Mariano aujourd'hui bien démodées.

On peut s’étonner que le maître ait tant détesté ce film, lui qui accordait (on le voit avec sa collaboration avec Bernard Herrmann) une grande importance à la musique dans ses films. Songeons aussi aux deux « Homme qui en savait trop » et aux scènes d'orchestre si indispensables et si bien agencées.

L’hypothèse de la jalousie du maître envers la beauté des jeunes comédiens, à leur aisance sociale, au fur et à mesure que le tournage avançait, a été avancée, pour expliquer son agressivité sur le plateau où il fit régner la tension.

Ne boudons pas notre plaisir. Le film apporte un peu de fraîcheur et permet de passer un bon moment en écoutant une musique qui est toujours jouée chaque premier de l’an au Musikverein de Vienne.

 

 

 

"Le Chant du Danube" n'avait pas besoin d'un réalisateur comme Hitchcock. Le film aurait été un succès sans lui. Alors pourquoi cette boulimie filmique du maître, pourquoi accepter un projet de façon presque masochiste puisque ce tournage est une souffrance pour lui ? Sir Alfred n'aime que le suspense, et le scénario de "L'homme qui en savait trop" l'attend. On ne comprend pas. Ce n'est pas pour l'argent, il est moins payé que l'actrice principale. Et il savait à quoi s'attendre en tournant un film sur la famille Strauss. Pas de Jack l'éventreur à l'horizon. La décision du maître est un non-sens total, alors qu'on l'a obligé (à la période BIP) a tourner certains films parce qu'il était sous contrat. Ce n'était pas le cas ici.

 

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6. L'HOMME QUI EN SAVAIT TROP
(THE MAN WHO KNEW TOO MUCH)

 

 

 

 

En 1934, Hitchcock vient d’essuyer un échec avec “Le chant du Danube”. Il apprend alors que Michael Bacon, producteur qui lui avait permis de faire son premier film, est nommé à la Gaumont.

Hitch récupère auprès de la firme BIP les droits d’un roman de la série des « Bulldog Drummond » écrit par Herman Cyril McNeile surnommé « Sapper ». Le réalisateur John Maxwell avait renoncé à le porter à l’écran. Hitch récupère donc les droits, mais ils ne lui permettent pas d’utiliser le nom du héros de l’écrivain Sapper, Bulldog Drummond. Aussi le projet initialement intitulé « Le bébé de Bulldog Drummond » devient « L’homme qui en savait trop ». Le scénariste Charles Bennett reprend donc la trame de l’histoire (l’enlèvement d’un enfant) et sous l’impulsion d’Hitch (Nous sommes en pleine ascension d’Hitler) politise l’intrigue.

Sir Alfred décide d’utiliser le Royal Albert Hall comme lieu où une tentative de meurtre va avoir lieu contre un dignitaire étranger. Comme dans le roman, il est question d’un enfant kidnappé pour faire pression sur le héros. Dans le livre, Bulldog Drummond découvre un réseau d’espionnage en Suisse et l’on enlevait son enfant pour le faire taire. Hitch décide d’utiliser l’orchestre de l’Albert Hall où un musicien doit jouer une note unique au moment crucial. Le son d’une cymbale, comme l’explique le méchant dans le film, assourdira le bruit de la balle de révolver.

Devant composer avec un budget serré, Sir Alfred n’envoya que la seconde équipe filmer des extérieurs à St Moritz. Le script définitif est le fruit d’une équipe plus que d’un seul scénariste : A R Rawlinson, Edwin Greenwood, D B Wyndham Lewis et le maître lui-même. Mais pour la fin, on s’inspira d’un fait réel, le siège de Sidney Street par Winston Churchill, ministre de l’intérieur qui avait attaqué des anarchistes reclus dans un immeuble. Plus que du cinéma, la fin est une reconstitution de ce fait divers tragique.

La jeune Nova Pilbeam (14 ans) jouera la jeune otage, Pierre Fresnay (que Sir Alfred avait vu au théâtre) l’homme assassiné, Louis Bernard (un agent secret) par lequel toute l’histoire arrive. Pour le méchant, il fait appel à un hongrois qui a fui le nazisme, Peter Lorre (qui se mariera sur le tournage). Il était connu pour « M le maudit » de Fritz Lang mais ne parlait pas un mot d’anglais, se contentant lors de l’audition de dire yes et no au maître, et de rire lorsqu’il devinait que Sir Alfred disait des blagues. Hélas, Lorre à l’époque s’enfonçait déjà dans la drogue.

Le film commence dans l’allégresse d’une compétition de tir entre Edna Best (Jill Lawrence) et un champion qui lui ravit la première place. Mais l’ambiance de farce où la complicité père fille (Bob et Betty Lawrence, soit Leslie Banks et Nova Pilbeam) si elle livre une scène comique (la scène de la pelote de laine accrochée à Pierre Fresnay), tourne vite au drame avec le meurtre de Louis Bernard. Il se confie à Edna, avec lequel il dansait. Il faut récupérer un message dans une brosse qui se trouve dans sa chambre. Ce sera le premier des fameux MacGuffin de Hitchcock. Tout le monde se fiche du message, il est le prétexte à l’histoire qui sans lui ne se poursuivrait pas.

 

On admire la mise en scène d’Hitch qui alterne les paysages de Suisse filmés par la seconde équipe, incorporés très naturellement à l’action.
Très vite, tant la police que les services secrets en l’occurrence Gibson (George Gurzon) devinent tout. Gibson met au courant les parents du complot contre un diplomate étranger, Ropa. Gibson n’hésite pas à comparer l’affaire avec l’attentat de Sarajevo, quand il constate l’indifférence de ceux-ci au sort de cet homme ne pensant, et c’est humain, qu’à leur fille.
Avec ce film, Hitch se rend compte que les histoires d’espionnage lui plaisent et déjà il pense à adapter « Les 39 marches ».

La scène du dentiste vient faire tomber la tension, les héros, le père et son copain Clive (Hugh Wakefield) enquêtant sur un certain Barber. On retrouve ici la touche d’humour british du maître. Mais cette scène verse un peu dans l’invraisemblance, Peter Lorre et Frank Vosper devisant tranquillement devant un second couteau (le père a chloroformé le dentiste et pris sa blouse). Les méchants ici frisent un amateurisme que l’on ne retrouvera pas chez les prochains espions du maître.

Peter Lorre est fabuleux dans le rôle d’Abbott (il était pressenti au départ pour jouer Ramon, le tueur). Petit par la taille mais grand par le talent, il dégage une autorité naturelle.

S’échinant à brouiller les pistes, le script nous entraîne chez les adorateurs du soleil, refuge de la bande. Une fois de plus, Hitch veut décontenancer le spectateur par les changements de lieu et la diversité des endroits.
Le film a la particularité de ne pas imposer un « héros » face à Abbott. Nous suivons l’enquête du père de l’otage avec Clive, le danger étant toujours là où on ne l’attend pas, ainsi une vieille dame de la bande d’illuminés sort elle un pistolet qui met le père à la merci d’Abbott. Les vraies vedettes sont ici les méchants, Abbott et le tireur Ramon (Frank Vosper).

Pour un film de 1934, Hitch est très en avance sur son temps, les face à face Peter Lorre-Leslie Banks anticipant « La mort aux trousses et ceux de James Mason avec Cary Grant. Il y a moins d’action et de moyens, certes.

 

 

Hitchcock n’eut pas l’autorisation de tourner au Royal Albert Hall, mais seulement d’y faire des repérages. Il fait un gros plan sur le canon du révolver de Ramon, et le cri de détresse d’Edna sauve la vie du diplomate étranger. Cela reste une scène d’anthologie de l’histoire du cinéma.

Puis c’est l’assaut final, un peu longuet. L’un des reproches que l’on peut faire au film, c’est que le personnage d’Abbott ne prend jamais de distances, à la différence de tant d’autres méchants du cinéma, et notamment chez Hitchcock. Il assiste à la fusillade au milieu de sa bande alors que l’on aurait pu attendre une construction du personnage plus élaborée, plus rusée. Il meurt notamment abattu derrière une porte par les tirs de la police, dans une banalité qui n’est pas digne de tout ce que l’on a vu avant.

Le film n’a pas non plus le rythme et la modernité des « 39 marches ». Sans doute est-il cependant plus profond, par exemple, la championne de tir (la mère) abat Ramon sur le toit mais sur son visage, on ressent une profonde détresse et non une joie libératrice, elle a tué un homme.

 

 

Malgré l’accent « slave » de Peter Lorre, nous ne saurons jamais de façon explicite qui sont les méchants : des anarchistes, des nazis, des soviets ? Avant de mourir, une femme dit « Vous avez épousé notre cause » à un bandit qui veut se rendre.

Cette première version de "L'homme qui en savait trop" reste un incontournable de la période anglaise du maître.

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